Ce genre d’établissement, crasseux, bruyant, et empreint d’une odeur rance de bière et de sueur, n’était pas dans mes habitudes. Je ne pouvais m’empêcher de me tenir droite, le port de tête haut, comme pour ne pas me laisser absorber par cette atmosphère pesante. Moi, née avec une cuillère en argent dans la bouche, j’avais une fierté innée, et si quelqu’un avait eu l’audace de douter de mon rang, il lui aurait suffi d’observer mes manières pour comprendre. Les rires gras et les éclats de voix incontrôlés de cette taverne étaient un affront à la délicatesse à laquelle j’étais habituée. Le vin – si tant est qu’on puisse appeler ainsi ce liquide âpre et médiocre – n’avait rien à voir avec les crus fins de ma maison.

Pourtant, me voilà ici, dans ce repaire d’aventuriers sans manières, entourée de tables collantes et de visages fatigués ou trop gais, pour une mission que je ne pouvais ignorer. Les ruines proches, disait-on, abritaient des esprits troublés. Et ces âmes en peine, si elles n’étaient pas apaisées, pourraient alimenter un mal bien plus grand. Mon devoir d’apprentie animiste me conduisait ici, à négocier avec ceux que je devais parfois mépriser pour leur manque de raffinement. La beauté froide et la discipline de ma lignée n’avaient pas leur place dans ce théâtre d’excès. Le bruit sourd d’une chope claquée sur une table proche me sortit de mes pensées.

« Hé ! Toi là, l’elfe ! Par les dieux, tu sais que j’adore les elfes dans ton genre ?  »

L’homme, ou plutôt la masse d’ivresse ambulante, s’approchait. Ses vêtements, un mélange de cuir fatigué et d’armure de maille ternie, trahissaient son rôle d’aventurier probablement plus habitué à abattre des monstres qu’à charmer des dames. Un sourire large et vulgaire fendait son visage, révélant des dents inégales.

« J’ai entendu que tu cherchais un homme fort ! Hahaha, t’en as de la chance, ma jolie, me voilà ! Je suis tout à toi !  »

Je me contentai de lever un sourcil, l’expression froide et distante. Mon arc reposait nonchalamment sur la table près de moi, et j’eus une pensée fugace sur la rapidité avec laquelle je pourrais mettre fin à cette scène ridicule. Mais ce n’était pas mon rôle ici. D’un soupir las, je déposai ma coupe de vin – médiocre, hélas – sur la table et laissai mes carquois cliqueter doucement alors que je changeais légèrement de position

Mon ton, lorsqu’il vint, était d’une politesse exquise, tranchant avec la rudesse de mon interlocuteur.

« « Écoutez, mon cher… malgré vos qualités certaines, je me vois dans l’obligation de réprouver votre proposition, somme toute fort… alléchante. Veuillez m’en excuser, sincèrement. » »

Le silence qui suivit fut presque comique. L’homme me regarda, les yeux plissés, clairement dépassé par la complexité de mes mots. Il chancela légèrement, posa une main lourde sur ma table pour ne pas perdre l’équilibre, et finit par lâcher avec toute la subtilité d’un ogre

« Bordel… je comprends rien. Tu veux baiser ou pas, merde ? »

Un frisson de dégoût me parcourut, bien qu’il ne transparût pas sur mon visage. Quelques têtes se tournèrent dans notre direction. Des aventuriers, accoudés au bar ou aux tables voisines, observaient avec une curiosité hésitante, oscillant entre amusement et prudence

Je restai immobile, le dos droit et le regard fixe, pesant mes options. Ce genre de situation me rappelait cruellement que, malgré ma noble ascendance, je n’avais pas toujours les moyens de mes ambitions. Ici, il n’y avait ni gardes, ni alliés pour m’assister. Je devais gérer cette affaire seule, et avec une finesse qui, je l’espérais, suffirait à éviter une confrontation inutile.

La chaleur de la taverne m’entourait comme une couverture familière. Cela faisait un moment que j’étais assis là, absorbé par la complexité du langage runique gravé sur un vieux rouleau que j’avais acquis récemment. Ma grande silhouette était difficile à ignorer, même dans cette pièce enfumée, et ma solitude en était surement la cause. Le sceau de bière posé sur la table à mes côtés suintait légèrement, trahissant la fraîcheur du contenu, tandis qu’un tonneau voisin attendait patiemment son tour.

Je relevais de temps à autre les yeux de mon étude pour observer les allées et venues des clients. C’était un exercice de distraction autant qu’un moyen d’entretenir une vigilance tranquille. L’elfe était arrivée un peu avant le coucher du soleil, discrète comme les siens savent l’être. Elle s’était installée dans un coin de la salle, loin des regards. Quelques instants plus tard, un homme était entré, chancelant, ses vêtements imprégnés d’une odeur âcre de bière bon marché. Je l’avais remarqué parce qu’il parlait fort, ses gestes trop larges trahissant une humeur instable. Mais je n’y avais pas prêté davantage attention. Les tavernes, après tout, étaient le théâtre habituel de ce genre d’excès.

Mon esprit retourna à l’étude des runes. Leur symétrie et leur mystère avaient toujours eu un attrait particulier pour moi. Mais bientôt, des éclats de voix me tirèrent de ma concentration. L’homme ivre s’était rapproché de la table de l’elfe, et ses gestes agités attiraient maintenant plusieurs regards.
Je fronçais les sourcils, observant la scène. Elle semblait vouloir l’ignorer, gardant le silence tout en fixant son regard ailleurs. Lui, en revanche, devenait de plus en plus insistant. Ses paroles, bien que confuses, laissaient entendre qu’il cherchait à l’importuner voire plus. Une sourde exaspération monta en moi, mais je ne bougeais pas immédiatement. Parfois, il suffisait qu’une situation se désamorce d’elle-même. Pourtant, ce n’était pas ce qui semblait se dessiner ici.

L’homme se pencha vers elle, une main s’avançant de manière peu respectueuse sur la table. Elle réagit enfin, d’un ton froid et tranchant, lui intimant de s’éloigner. Mais sa réponse ne fut qu’un ricanement rauque, suivi d’un haussement de voix encore plus désagréable. Je poussais un soupir lourd.

Me levant, je pris le temps de repousser mon banc avec soin pour éviter qu’il ne raclât le sol et ne provoquât un bruit strident. Les conversations autour de moi s’atténuèrent légèrement, les regards suivant ma grande silhouette alors que je me dirigeais d’un pas calme vers la scène. Le plafond de la taverne, bien qu’assez haut, me forçait presque à baisser légèrement la tête, un détail auquel je m’étais habitué au fil des ans.

L’homme ne m’entendit pas approcher. Sa concentration était rivée sur l’elfe, et ses paroles devinrent plus hargneuses, comme s’il tentait de se convaincre lui-même de son autorité. Lorsqu’enfin je parvins dans son dos, je posais une main lourde et ferme sur son épaule.

Sa réaction fut immédiate. Il se retourna brusquement, prêt à invectiver celui qui osait le toucher, mais ses mots moururent dans sa gorge lorsqu’il croisa mon regard. La différence de taille était flagrante : j’étais presque deux fois plus grand que lui, et ma carrure imposante projetait une ombre qui semblait dévorer la sienne.

Je laissais un silence peser un instant avant de parler, ma voix résonnant, grave et posée.

« Je crois que la jeune femme a demandé à rester tranquille. Peut-être devrais-je vous aider à mieux comprendre sa demande ? »

Je vis la couleur se drainer de son visage. Ses yeux vacillèrent entre mon visage et ma main qui reposait encore sur son épaule, comme s’il cherchait une échappatoire. Il balbutia quelques mots indistincts, puis baissa rapidement la tête, murmurant des excuses pressées à l’elfe avant de faire demi-tour. Ses pas étaient précipités, presque trébuchants, tandis qu’il se frayait un chemin hors de la taverne. Une fois la porte refermée derrière lui, les conversations reprirent doucement dans la pièce, comme si rien ne s’était passé.

J’inclinai légèrement la tête vers l’elfe avant de lui offrir quelques paroles dans sa langue que j’avais appris au fil de mes études.

« Pardonnez cette interruption, dame. J’espère que votre soirée pourra désormais se poursuivre en toute quiétude. »

Je la saluais d’un geste poli avant de retourner à ma table. Pendant mon absence, un cochon de lait rôti avait été déposé devant moi. Une odeur savoureuse s’en dégageait, ajoutant une touche de réconfort à la soirée. Je m’assis, prenant soin de replacer mes affaires sur le côté pour ne pas tâcher les précieux documents que j’étudiais.

Alors que je découpais la viande avec un couteau adapté à ma taille, je réfléchissais à ce moment. La violence, bien qu’évitée ce soir, n’était jamais loin dans ce monde. Pourtant, il était toujours possible d’y opposer la parole et la retenue, des outils souvent plus puissants qu’un coup de poing. Je pris une gorgée de bière, savourant la fraîcheur qui apaisa mon esprit.

Mon regard se tourna brièvement vers l’elfe. Une pensée me traversa, nos chemins ne se croiseraient probablement plus, mais j’espérais que ce simple geste suffirait à lui rappeler qu’il existe encore des instants de décence, même dans les lieux les plus chaotiques. Je me replongeais dans mes réflexions et dans mon repas, laissant la taverne retrouver son tumulte habituel.

Alors que je sentais qu'une charmante discussion ne suffirait pas à faire taire la stupidité platonique de cet homme. Je remarquais qu'une montagne semblait évoluer à l’intérieur de la taverne. Une sorte d'éclipse eut lieu, mais c'était un géant qui fit son apparition dans la nouvelle quiétude des lieux. Je devais bien avouer que j'étais moi aussi dans l'expectative du moment, curieuse de la conclusion. Il n'y avait donc que cet homme suffisamment courageux ? Je me trompais peut-être de lieu si jamais je désirais explorer ces fichus ruines.

J'observais toujours si calme face à cette situation tendue pour la défense de ma vertue. Peut-être que je devrais dire quelque chose, cependant, il était fort agréable de se voir protégée ainsi. Je posais mon verre de vin à toiser cet homme si évertué à ruiner son foie. Je ne pouvais qu'apprécier la manière dont il s’effondrait littéralement sous mes yeux. Ce fut à la fois distrayant qu’agréable. Je fus tout de même surprise de la dextérité vocale de ce géant. Ce n'était pas bien difficile de deviner sa nature à la carrure impressionnante. De ce que j'avais cru lire sur son engeance, la grande majorité n'était que des rustres à peine capable de parler.

« Je suis votre obligée messire, il me semble que votre irruption fut salutaire à n'en pas douter. »

Concluais-je alors en regardant l’homme s'enfuir tout en titubant dangereusement. C'était une méthode comme une autre pour fuir après tout. Je ne compris à peine ce qu'il dit et pour tout avouer, je n'y avais pas vraiment prêté une quelconque attention. Je toisais avec dédain les aventuriers et autres créatures affectueuses envers ceux qui avaient une certaine puissance. Il n'y avait que des minables à part ce grand homme. Ce qui me sortit de mes réflexions, ce fut bien entendu les mots en elfique, avec un accent certes, mais plutôt bon pour un étranger.

« Je vous remercie avec bienveillance mon cher. Je ne pensais pas croiser quelqu'un de votre qualité un jour de ma longue vie. »

J'hésitais un bref instant à me voir retourner à sa place, précieux envers des écrits vraisemblablement. Cela finit de me convaincre de prendre mon verre de vin dans une paume et de faire quelques pas dans sa direction. Il s'apprêtait à manger, mais ce ne fut pas pour cela que je m’arrêtais dans mon élan. Je me présentais alors d'une manière précieuse, on ne se refaisait pas, la noblesse dégoulinait de chaque pores et gestes que je savais offrir. Par réflexe sans doute, je procédais à une petite révérence malgré la situation. Je pris ainsi la parole en elfique, bien plus naturel avec un phrasé et un vocabulaire bien plus développé.

« Vous permettez messire ? Je me dois de vous remercier d'une manière adéquate, sans compter que nous ne nous sommes même pas présentés. Je me prénomme Thalwë Ithrildor, de la noble famille du même nom. Sans doute n’aurais-je point eu à préciser, mais j'imagine que vous n'êtes pas adepte de l’héraldique elfique. Je ne saurais en vouloir à la personne qui m'a si gracieusement aidée. »

Répondis-je souriante à l'aide d'une voix agréable et chantante. Contrairement à certaines rencontres de la noblesse, ce sourire n'était pas feint. J'attendis un quelconque geste d’assentiment avant de m’installer face à lui, glissant davantage sur le siège telle une demoiselle attenant à son cheval. Je n'étais pas dans les repas gargantuesque que je pouvais admirer sur la table. Toutes proportions gardées, cela pouvait bien être adapté en fin de compte, mais cela n'en restait que plus impressionnant. Je ne manquais pas de regarder les documents par simple curiosité.

« Outre vos qualités naturelles indiscutables, je dois bien avouer que vous m’intriguez. Je ne pensais pas rencontrer un sage en ces lieux, et encore moins de votre prestance. Où donc avez-vous appris l'elfique et cette passion pour la lecture ? Vous vous intéressez aux ruines ? Voilà qu’il est cocasse, je me dois d’y aller. Je me doute que vous ne connaissez pas la famille Ithrildor, au sein des hauts elfes, nous sommes chargés entre autres à l’apaisement des âmes et autres spectres. J’ai ouïe dire que ces lieux pouvaient être habités et ces personnes où ce qu'il en reste méritent toute notre attention. »