La présence des Dieux était forte en ce lieu de fête. Cela avait évidemment attiré la petite démone, qui se nourrissait de cette énergie mystique avec gourmandise et respect. Sous une apparence humanoïde aux jambes caprines, à la peau sombre et aux cornes qui rivalisaient aisément avec celles des démons nordiques, elle dansait joyeusement autour des statues érigées à l'effigie des idoles djöllfulins.

Là, elle s'arrêta devant un djinn à la peau bleue et aux grands yeux qui semblait voir l'infini. Pourrait-il la renvoyer chez elle ? Avec sa magie de génie ? Elle baissa la tête et formula une prière silencieuse. Seulement, ça ne pouvait pas fonctionner comme ça. Ici, les divinités célébraient quelque chose, une fin et un renouveau. Elles n'étaient pas là pour exaucer les vœux d'une petite satyre perdue.
Pourtant, Baalumeth voulait y croire, et comme telle était la coutume, elle continua à prier, et à tenter de communiquer avec les dieux. Car si les démons ne lui répondaient pas, peut-être qu'eux le feront ?

Elle se prêta aux danses, et fut bientôt intégrée à une ronde de démons colorés. Les habitants de ce peuple étaient si simples, si joyeux, si tolérant envers la créature caprine qui les avait rejoint.

J'avais entendu parler de cette célébration par le biais d'un vieux parchemin que l'elfe érudit, mon ancien maître, avait laissé traîner sur sa table d'étude. Un festival en l'honneur des dieux, seulement, je ne savais pas encore que cette année cela concernait Kashbarùk, dieu de l'érudition. Le nom résonnait dans ma tête comme un écho lointain, une mélodie que je ne parvenais pas à oublier. C'était une opportunité, pensais-je, une chance d'assouvir cette soif de savoir qui me rongeait depuis que j'avais quitté ma terre natale. Alors, je m'étais mis en route, ignorant la fatigue, guidé par une idée fixe, être présent.

Lorsque j'arrivai enfin, je fus saisi par l'immensité des lieux. Les Djöllfulins, race que je connaissais à peine par quelques récits fragmentaires, avaient élevé des temples à la gloire du dieu. Des colonnes se dressaient comme des gardiens muets, incrustées de runes et agrémentées de lanternes qui pulsaient d'une lumière douce et changeante. À leurs pieds, des bassins cristallins reflétaient le ciel, et je m'arrêtai un instant, stupéfait, pour contempler mon propre reflet : un géant parmi une foule, grand, mais étrangement petit face à l'ampleur de cet endroit.

La place principale grouillait de vie. Partout où mon regard se posait, je distinguais des êtres de toutes sortes : elfes et humains, nains et orcs, ainsi que d'autres races dont j’avais lu la description dans quelques ouvrages. Les Djöllfulins eux-mêmes étaient reconnaissables entre mille, avec leurs cornes en spirale et leur port altier. Leur richesse culturelle transpirait dans chaque détail, des étoffes chamarrées qu'ils portaient aux étals regorgeant de livres anciens et d'objets étranges.
Je me sentais à la fois émerveillé et hors de ma place. Mon peuple n'aurait jamais compris ce que je cherchais ici. Les géants préféraient les récits oraux à l'écrit, les traditions à l'exploration intellectuelle. Mais moi, je n'étais pas comme eux. Mes mains, pourtant massives, picoraient avec une délicatesse étonnante les pages d'un recueil de Kashbarùk, ouvert sur un présentoir.

Des chants montaient dans l'air, et des groupes de savants débattaient avec ferveur sous des auvents tendus entre les colonnes. Je tendais l'oreille autant que je pouvais, m'efforçant de saisir la complexité de leurs mots. Tout était nouveau, tout était riche, et plus j'en découvrais, plus je sentais le poids de ce que j'ignorais.

Alors que j'arpentais les lieux, mes yeux s'arrêtèrent sur une immense fresque, taillée directement dans la roche d'une falaise. Elle représentait Kashbarùk lui-même. J'avais déjà vu des représentations de dieux auparavant, mais jamais une œuvre d'une telle finesse.

Je compris à cet instant que ce festival n'était pas qu'un rassemblement pour échanger des idées ou commercer. C'était une offrande. Un hommage à la quête éternelle de connaissance.
Et moi, Thyrvald, géant parmi les érudits, je me promis de ne pas repartir les mains vides. Je savais, au fond de mon cœur, que ce festival allait changer quelque chose en moi. Je le sentais dans chaque murmure de la foule et dans chaque éclat de lumière qui dansait sur les murs de la cité.

La fête du Paradis, ou Kashbarùk selon les Djöllfulins, revenait cette année avec une régularité presque déroutante pour une elfe. Nous, fils et filles des éternités, observions le passage du temps d’un œil détaché, témoin d’une course effrénée qui ne nous concernait guère. Pourtant, cette fois-ci, je comptais en profiter pleinement, mais non pour les festivités bruyantes ni pour les effusions d’une ferveur religieuse qui ne m’appartenaient pas. Que chacun vénère ce qu’il souhaite, si cela les guide ou les console, mais un dieu de l’érudition, voilà une entité à laquelle je pouvais rendre hommage, même de loin.

Mon désir n’était ni futile ni mondain : je voulais comprendre, apprendre, saisir l’essence de ce peuple énigmatique, et le prétexte d’une réception somptueuse dans ces montagnes reculées était idéal. Deux mois de célébrations... Un luxe impensable pour beaucoup, mais les coffres de la maison Ithrildor m’offraient cette opportunité sans restriction. Participer aux épreuves sportives ? Certes non. L’idée de me couvrir de ridicule devant une assemblée de nobles et d’érudits m’horrifiait plus que l’éventualité d’une embuscade. Mon objectif s'orientait ailleurs : vers Chanveasna Punlok et ceux de son rang, gardiens des mystères que je convoitais.

Je devais honorer mon nom. Ainsi, j’avais choisi une robe somptueuse, d’un vert profond rehaussé de broderies d’argent, à la fois chaude et parfaitement adaptée aux réceptions de haut prestige. Cependant, je ne venais pas seulement en représentation. Dans ma besace, soigneusement rangés, se trouvaient des rouleaux de papier, de l’encre et une plume. Je n’étais pas ici pour flâner, mais pour apprendre, observer, et peut-être tisser des liens dignes de mon rang. Si je n’avais encore rien accompli d’extraordinaire en tant qu’apprentie animiste, je ne laisserais pas cela m’empêcher de briller autrement. L’humilité sied aux jeunes pousses, mais même une plante naissante peut étendre ses racines.

Ma présence ici relevait d’un privilège rare, même si, pour l’heure, je n’avais pas été conviée dans le fameux village secret des Djöllfulins. Je ne pouvais m’empêcher de m’interroger : qu’est-ce qui nourrissait cet isolationnisme ? De quoi avaient-ils peur ? Chez nous, la forêt accueillait quiconque venait avec des intentions nobles. Peut-être était-ce là une naïveté de ma part.

La ville regorgeait de merveilles à découvrir. Les spectacles annoncés me promettaient des instants de légèreté après de longues heures d’étude. Mon équipement de voyage, modeste mais fonctionnel, m’accompagnait, ainsi qu’une arme – davantage pour le symbole que pour l’utilité. Si je devais impressionner quelqu’un, ce serait peut-être un voleur imprudent, mais nul besoin de plus ici.

Je n’avais aucune intention de presser les prêtres ou de m’imposer à eux comme d’autres le feraient sûrement. Tout vient à qui sait attendre. Je préférais d’abord explorer ce que la ville avait à offrir. Et lorsque le moment viendrait, je rendrais hommage à ce dieu du savoir et de l’intellect. Une divinité que, si je ne pouvais prier comme le feraient les fidèles, je pouvais au moins respecter profondément. Peut-être découvrirais-je des rituels propres aux Djöllfulins, et, qui sait, une partie de moi-même au détour de leurs traditions.

Lewiss, qui était un voyageur solitaire, ne s'était jamais risqué dans les montagnes de Kanaän. De ce qu'il avait compris, il n'y avait rien là-bas pour un pêcheur et encore moins pour un aveugle. Néanmoins, cette année, sur les routes traversant les plaines d'Aràn, il avait rencontré des groupes disant s'y rendre afin de visiter le village des djöllfulins où se tenait une fête importante. Il n'y aurait sans doute pas d'autre occasion de se joindre à un convoi pour traverser ces montagnes dangereuses avant un moment, alors Lewiss s'était dit : pourquoi pas ?

Maintenant que le vagabond se trouvait au coeur de la cohue, il regrettait un peu son caprice. Il essayait d'être attentif à son environnement, mais le brouhaha des visiteurs rendait la chose difficile. Il avait dit aux gens avec qui il avait fait le voyage de ne pas s'encombrer avec lui et d'aller découvrir les attractions du festival - la vérité c'est que toute cette compagnie le mettait un peu mal à l'aise, il n'avait pas l'habitude. Le revers de la médaille, c'est qu'il n'avait personne pour le guider dans ce lieu inconnu, et aucune idée de ce qu'il allait pouvoir faire ici avec exactement deux pièces d'or en poche.

Tant bien que mal, il avança en suivant le mouvement général. Le bruit diminua un peu. On vénérait ici une divinité de l'érudition, après tout, et si le sport et la danse faisaient rage en certains lieux, d'autres semblaient consacrés à la discussion et même à la lecture, ce qui supposait un certain calme. La canne de Lewiss buta sur un muret où il s'assit pour écouter.

Les pas des festivaliers résonnaient sur des pavés de pierre plats et des escaliers de bois. Lewiss devinait que les maisons étaient faites de bois. Il entendait des musiques étranges, des gammes qui ondulaient sur des instruments inconnus. Les langues des visiteurs s'entremêlaient. Il percevait sous ce brouaha cosmopolite les prières dédiées à Kar'Magül que chantaient les fidèles, et cette musique de transe captura son attention un moment. Mélancolie, sa chatte noire, sauta sur ses genoux et disparut dans un pan de ses haillons. Elle non plus n'avait pas l'habitude de cette agitation.

- Tu viens de loin, étranger ?
La question le tira de ses pensées.
- Oui...répondit Lewiss en cherchant l'origine de la voix. D'Hukutav.
- Ce n'est pas à côté. Tu as beaucoup voyagé, alors ?
- Dans toutes les contrées hospitalières, fit-il sans prétention. Du marais aux grandes plaines d'Aràn, de Kastalinn à la forêt de sapins jusqu'aux berges du lac Fresha, en passant par les Baldors.
- Moi, je n'ai jamais quitté le village...
- Moi non plus ! fit une autre voix.
- Comment est-ce ?
- Partage ton savoir, étranger !
Le vagabond eut une seconde d'hésitation, se demandant si le récit de ses longues marches valait vraiment la peine qu'on l'écoute, mais finit par se décider.
- Eh bien...le marais d'Hukutav, d'où je viens, s'étend sur tout l'Ouest du continent. C'est un succession de mares et d'îlots, de mottes et de tourbières. Les maisons sont construites sur pilotis. Il y a beaucoup d'insectes, de poissons, de reptiles et d'amphibiens. Ils forment un choeur qu'on peut écouter pendant des heures. Mais il faut faire attention, parce des monstres rôdent, des monstres terribles qui se tapissent dans les brumes.
Lewiss constata que son auditoire était absorbé.
- Si on quitte le marais par le haut, on arrive dans les grandes plaines du Nord. L'herbe y est tendre et le vent sec. La journée, il chante, il galope, il est libre comme les chevaux sauvages. Il apporte des sons qui ont été émis au-delà de l'horizon. Tout à l'Est, il y a une rivière qui prend sa source dans les montagnes de Kanaän. L'eau a un goût de souffre. Il ne faut surtout pas la traverser ici, car au-delà s'étend la Perracie qui est un territoire maudit. Si on la longe vers le Sud, on arrive dans le désert, le territoire des hommes et des orcs. Je ne me suis jamais enfoncé dedans, je préférais rester près de l'eau...sur les berges, le sable est si frais qu'on peut marcher toute la journée sans souffrir de la chaleur. On peut aussi se baigner, l'eau est réchauffée par le soleil. Il faut prendre garde aux crocodiles qui rôdent sur les berges. Quand ils grognent, on dirait que le son vient des tréfonds de la terre. Il y a des monstres aussi, mais la plupart restent dans les dunes. Il y a des arbres et des buissons couverts d'épines mais qui donnent des fruits pleins d'eau, et des roseaux qui sont excellents à tresser pour faire des paniers. La nuit, la température chute brutalement. Là, tout est si silencieux qu'on dirait que le monde s'est éteint.
La rivière se sépare en deux, et si l'on suit le bras qui va vers l'Est, on arrive dans la grande forêt de sapins. Le maître des lieux est un immense sanglier craint de tous. Les arbres laissent tomber à terre des épines qui ont une odeur sucrée.
Ensuite les deux bras de la rivière convergent de nouveau. Celui qui est passé dans la forêt est froid et vif, celui qui vient du désert est tiède et paisible. Les poissons viennent pondre leurs oeufs à leur confluens. Si l'on descend encore, on pénètre le sud des Baldors et on passe de vallée en vallée. Les montagnes sont si hautes que les échos rebondissent cent fois entre leurs parois. Et puis on arrive au lac Fresha. Sa surface est lisse, elle a une odeur de cristal. On entend les froissements des ailes des stryges qui planent près de leurs tours. Le côté Ouest est protégé par les stryges blancs, qui sont bienfaisants, mais il ne faut surtout pas se risquer sur l'autre berge où vivent les stryges noirs. Ils enlèvent les voyageurs et on ne les revoit jamais. Ensuite la rivière reprend son cours, elle pique vers le sud jusqu'à se jeter dans la mer maudite. J'y suis allé, une fois. Les montagnes s'arrètent brusquement, il y a une grande plage rocailleuse et puis plus rien. Des vents salés arrivent de l'océan, il y a des intempéries terribles. Les falaises sont percées de grottes creusées par l'eau. C'est le plus loin de chez moi que j'aie jamais été...comme je ne pouvais plus avancer, j'ai fait demi-tour.
- Pourquoi n'as-tu pas longé la mer ?
Lewiss secoua la tête.
- La côte est difficile à pratiquer avant de rejoindre la plage, et puis il y a Ishtar, les pirates, Spelunca, les loup-garous et les vampires...c'est trop dangereux pour un infirme comme moi.

Un court silence plana après cette dernière note amère. Et puis une voix joyeuse s'éleva :
- Kar'Magûl soit loué ! Merci, vagabond !
Des remerciements similaires plurent autour de Lewiss, qui ne s'était pas rendu compte que son public s'était élargi et qui rougit avec un mélange d'embarras et de fierté. Soudain, on lui fourra dans la main un objet en métal avec une garde de cuir. Une dague. Il passa le doigt sur le fil et comprit immédiatement que c'était incontestablement l'objet le plus coûteux qu'il ait possédé de toute sa vie. C'était une véritable arme d'artisan !
- Pour te remercier.
La voix de la personne qui lui avait donné l'objet s'éloignait déjà. Le vagabond tint la dague un instant avec raideur, se sentant comme une poule qui a trouvé un couteau, et puis se fit à l'idée qu'elle était à lui et la rangea à sa ceinture avec son petit couteau de pêcheur.
- C'est une daguishi. Elle peut recevoir la faveur de l'un de nos dieux. Veux-tu apprendre des choses sur notre village, maintenant ?
Le vagabond hocha la tête. Un bras prit le sien poliment et il se leva, Mélancolie, dérangée, sauta par terre avec un miaulement amer.
- Alors je vais t'emmener voir Chanveasna. Lui aussi, c'est un grand voyageur.