Axe se présenta à la Tour Noire avec son aplomb habituel. Elle n'était pas l'amie des stryges noirs. Fut un temps, elle avait éprouvé une haine ardente à l'égard de la Matriarche Zéphalia et ne s'en était cachée auprès de personne. Les torts que la Tour lui avaient causé avaient fini par être réparés, sa colère s'était estompée, l'eau avait coulé sur les ponts. Les stryges de leur côté ne semblaient pas lui tenir rigueur de cet épisode. Depuis, la louve observait une distance froide avec la Tour Noire et ses habitants, et, s'il n'y avait plus d'agressivité dans leur relation, il aurait été faux de dire qu'ils étaient réconciliés.

Tout ça pour dire que les gardes à qui elle dut décliner son identité à l'entrée de la Tour furent un peu surpris.
- Axe, comme...
- La pupille de Saigo, oui.
La louve vit les yeux des deux exécuteurs s'écarquiller. Le nom du mentor d'Axe était légendaire à la Tour et plus encore dans le corps de guerriers auxquels les jeunes appartenaient. Sa réputation à lui non plus n'était pas immaculée, mais elle suscitait l'admiration. Tandis que celle d'Axe...
- Et quel est le motif de votre visite ? fit l'un des deux en plissant les yeux.
- Je souhaite avoir accès aux cachots des exécuteurs afin de m'entraîner au combat avec eux.
Les deux jeunes stryges échangèrent un regard. Ils étaient mécontents d'avoir été postés au pied de la Tour, à l'entrée terrestre en plus, alors que d'autres patrouillaient en ce moment-même aux frontières du territoire des purificateurs. Il se passait enfin quelque-chose d'intéressant. Néanmoins aucun des deux ne savait comment réagir devant cette demande inhabituelle. En sa qualité d'étrangère, ils auraient pu l'envoyer paître, elle n'avait rien à faire dans les cachots après tout, mais...elle avait quand même été l'élève du fils de Onze. C'était à peu près tout ce qu'ils savaient sur elle, d'ailleurs. Ça faisait longtemps que son animosité envers Zéphalia ne faisait plus de vagues dans la Tour, et, même à l'époque, il ne faut pas imaginer que son nom avait été sur toutes les lèvres. Quelques fois, ils avaient entendu leurs mentors parler d'elle avec un ton mitigé.
- N'en faisons pas toute une histoire, fit Axe en constatant leur hésitation. Informez vos supérieurs et avisez-moi de leur réponse.
Elle savait comment les exécuteurs fonctionnaient. D'ailleurs, l'un des deux stryges obtempéra et rentra dans la tour tandis que l'autre restait avec elle à l'entrée.
- Vous n'avez pas rencontré de patrouilles en approchant ? Demanda-t-il. Il devait trouver curieux, à juste titre, qu'elle soit arrivée seule. Il y avait tant d'exécuteurs qui sillonnaient le périmètre pour s'entraîner qu'il était rare que quiconque approche de la Tour Noire sans escorte, ou sans porter au moins l'autorisation d'un chef de patrouille croisé sur le chemin.
- Non, répondit la louve.
Elle les avait évitées, en fait. Ces groupes avaient tendance à faire des excès de zèle quand ils tombaient sur des étrangers traversant leur territoire et elle aurait peut-être eu besoin de se battre. Même si elle avait gagné, il aurait été difficile ensuite de se faire accepter dans les cachots.

L'autre finit par revenir et annonça une réponse positive. La louve, qui était partie s'asseoir sur un rocher surplombant le lac, ramassa son arme et se leva pour le suivre. Celui qui resta à l'entrée jeta une œillade curieuse à la longue épée, solidement emballée dans une toile épaisse.

Axe n'était jamais rentrée dans la Tour Noire. Saigo lui avait transmis beaucoup de techniques d'exécuteur, mais il ne l'avait jamais ramenée chez lui. Ça n'avait pas lieu d'être : elle était son élève à la Congrégation, et il l'éduquait en tant que bras droit de l'Ombre, pas en tant qu'exécuteur-en-chef. Néanmoins Axe avait souvent fantasmé sur les cachots où son mentor avait appris à se battre.
Elle promena des yeux avides sur son environnement alors qu'elle suivait le jeune exécuteur. Après avoir passé la porte, ils s'étaient retrouvés dans un vestibule au plafond haut, dont les arches s'ouvraient sur des pièces et des couloirs qu'Axe eut à peine le temps d'apercevoir, car ils avaient immédiatement quitté le rez-de-chaussée pour s'enfoncer dans un escalier descendant sous terre. L'éclairage était modeste, quelques torches arrimées au mur par des supports de fer grossiers. La pierre sombre qui composait les marches et les parois était polie par les milliers de pas et de mains qui l'avaient frôlée au fil des siècles. Des cris étouffés montaient des tréfonds du complexe, et Axe, avec son ouïe de louve, en saisissait toutes les subtilités. L'odeur mêlée du sang et de la sueur chatouilla ses narines.

Ils s'arrêtèrent devant une lourde porte de bois renforcée par des panneaux de fer. L'exécuteur cogna, le panneau coulissa, il échangea quelques mots avec la personne qui se trouvait derrière et l'épais battant s'ouvrit sur une stryge à la forte carrure, qui s'écarta pour les laisser passer. Ils étaient tous naturellement beaucoup plus grands qu'Axe, une tête au moins, presque deux. Mais la taille des stryges était trompeuse, ils le savaient et elle le savait aussi. Les exécuteur faisaient ce qu'ils pouvait pour se renforcer - certains comme Saigo y arrivaient même très bien - mais leur constitution d'êtres aériens était assez délicate. Ce qu'il ne fallait, bien entendu, pas leur dire en face.

Le couloir s'interrompit brusquement pour déboucher sur une grande pièce circulaire illuminée par des braseros qui laissaient sur les murs des traces de suif. La fumée s'échappait par des conduits fermés par des grilles, à peu près assez larges pour qu'un chat puisse s'y faufiler. La chaleur dégagée par les efforts des exécuteurs rendait l'air moite.
Le jeune stryge s'écarta sur le côté et Axe put mieux voir le centre de la pièce. Il s'agissait visiblement d'un lieu de passage central. Un grand pilier de pierre soutenait sa voûte basse. L'atmosphère était écrasante en comparaison avec le vestibule du rez-de-chaussée.

Devant elle se tenait un exécuteur qui semblait avoir plus de bouteille que les jeunes de l'entrée. Il avait un physique commun pour un membre de son peuple : cheveux foncés, yeux lie-de-vin. Il avait passé une chemise rapidement, mais il était en nage, et Axe devina qu'il avait été dérangé en plein entraînement. Son regard était attentif, il la jaugeait avec une sorte de froideur professionnelle, mais elle vit quand même dans son visage un fond de contrariété.
Il ouvrit la bouche pour dire quelque-chose quand un cri puissant résonna depuis l'un des couloirs sur lesquels s'ouvrait le hall. Axe reconnut ce moment de l'agonie où un prisonnier au supplice recouvre une vitalité surprenante, peu avant de s'effondrer brutalement. L'esprit est vaincu, les yeux ne regardent plus rien, mais le corps, de son propre chef, tente une dernière fois de lutter pour sa survie.

L'exécuteur et Axe tournèrent de nouveau la tête l'un vers l'autre, il vit qu'elle n'avait pas frémi, elle décela dans son expression une forme d'approbation.