La salle du Trône de la Matriarche était relativement vide. Dans cette pièce circulaire, où Saigo se rendait de plus en plus souvent suite à sa prise de pouvoir dans les cachots, abritait une gigantesque fresque remémorant la création des stryges noirs et de multiples batailles contre leur ennemi juré, les stryges blancs. Le sol était également une mosaïque en l'honneur de Mahriser, et le trône de Zéphalia était serti de deux immenses griffes draconiques en guise d'accoudoir. La jeune souveraine y était assise, ses cheveux d'un blond presque blanc attachés avec élégance, tandis qu'une sobre robe noire venait accentuer la pâleur de sa peau. Sur sa droite, le Premier Intendant, Kepheus, se tenait droit comme un piquet, main jointes dans le dos. Enfin, une demi-douzaine de soldats, la garde personnelle de la Matriarche, demeuraient prêt à tout sur les bords de la pièce. La dernière visite de l'Exécuteur-en-Chef avait failli causer un incident diplomatique. Rien de cela aujourd'hui, le Faucheur posant brièvement un genou à terre.

Vous m'avez fait appeler, Matriarche ?

Tout à fait, Exécuteur-en-Chef. Nos Adeptes du Cri ont récemment découvert un nouveau territoire, à la bordure entre le Désert de Harena et les Terres Désolées du Sud. Selon plusieurs habitants, il s'agirait de l'ancestrale Savane de Tzengarah. Une terre remplie de danger, ou deux tribus seraient aux prises. Je veux que vous vous rendiez à la rencontre de l'une d'entre elles.

Sauf votre respect, quel est l'intérêt pour les stryges noirs de venir se mêler à ce conflit ? Et puis, ce genre de tractations diplomatiques, c'est pas le boulot de Lucinda ?

La Superviseur des Adeptes du Cri est actuellement en voyage diplomatique dans les Sombres Montagnes de Kanaan, à la rencontre des Djöllfullinns. Si c'est à vous que je demande, c'est car il y a autre chose.

Une cible ?

Précisément. Bien que les Adeptes dépêchés sur place n'aient pas su obtenir une confirmation claire et précise, tout porte à croire qu'un stryge noire renégat se cache dans cette savane. Retrouvez-le, et faites votre travail.

Vous auriez du commencer par ça Matriarche. Je pars tout de suite.

Saigo ne s'était pas rendu immédiatement dans la Savane. Il ne comptait pas y aller seul. L'Analyste avait fait un détour par Spelunca, et plus précisément vers Château-Rouge, la nouvelle résidence de Styx. La montée en grade du désormais Vicompte Lachlan Grey ne passait pas inaperçue sur la scène diplomatique. Quant au stryge noir, il avait posé un œil attentif sur la "rédemption" du vampire. Pour lui, c'était l'occasion de tirer au clair cette situation. Styx était-il encore de son côté ? Qu'en était-il de la Congrégation ? Des Amants ? Une excursion dans la savane, territoire enclavé entre les domaines de l'Ombre et ceux des Gardiens, serait l'occasion parfaite d'y voir plus clair. La faction stellaroise avait récemment pausé de gros problèmes aux résidents de Lédéhi. La savane devait déjà gérer ses propres conflits internes, mais elle pourrait également représenter un intérêt pour l'une ou l'autre des factions dùralassienne. Un autre point stratégie à discuter.

Le stryge noir arriva au Château tard dans la nuit. Le plupart de la cour était assoupie, mais les frelons Spelunciens, qu'il avait eu tout le loisir d'observer à l'Arène de BaldorHeim, était toujours sur le qui-vive. Malgré l'horaire tardive, le Faucheur contourna l'entrée principale. Il ne voulait pas être vu ici. De façade, les lieux étaient un fief de la couronne humaine, donc liés aux Gardiens. Restait aussi à découvrir si ce n'était bien qu'une façade pour Styx, ou si ce dernier avait réellement changé. Saigo longeait les limites de la résidence : elle était très bien gardée. Mais en optant pour une entrée plus discrète, il aurait sans doute plus de chance de ne pas tomber nez à nez avec un noble de Stellaraë. A son approche, les gardes en armure lui barrèrent la route de leurs lances, lui demandant vivement de décliner son identité. Le Faucheur n'en prit pas outrage, et répondit calmement.

Je suis un émissaire stryge noir, envoyé par Zéphalia, notre Matriarche. Mes pas ont été guidés par Mahriser, le Grand Dragon Blanc protecteur des nôtres. Puissent ses flammes réchauffer vos foyers ! Je viens quérir une audience auprès du Vicomte Grey.

A cette heure-ci ? Rétorqua le garde de service, avant d'ajouter. Nous n'avons pas été prévenu de votre arrivée. Il va falloir patienter, je pense.

Le corbeau n'est pas arrivé ? S'étonna faussement Saigo, qui avait rarement l'occasion de s'essayer à la subtilité. C'est étrange... Quoi qu'il en soit, j'ai fait longue route, et je dois m'entretenir avec le Vicomte de sujets diplomatiques de premier ordre. Le jour nouveau n'est pas encore arrivé, peut-être que Monsieur Grey n'est pas encore assoupi ?

Il lui fallut négocier quelques minutes supplémentaires, avec l'envie de plus en plus pressante de trancher la gorge de ces deux gardes un peu trop zélés. Mais finalement, Saigo fut autorisé à entrer. Il fut escorter rapidement vers la demeure principale, sans recevoir la moindre assurance de rencontrer Styx. Avec courtoisie, le Cavalier de Dame Fortune avait assuré que le cas échéant, il pourrait attendre le matin, insistant toutefois sur le caractère "prioritaire" de sa situation.

Quelques minutes le séparaient de la salle prévue pour les entrevues. Le cerveau de Saigo était en ébullition. Il ne pouvait mentionner ni la Congrégation, ni les Amants en public, pour des raisons évidentes. Si il ne se retrouvait pas seul avec Styx, qu'allait-il pouvoir raconter. Il réfléchit rapidement. Improviser oralement n'était pas son fort, mais il allait bien devoir réussir.

Lachlan Grey passait désormais des journées plutôt tranquilles, bien occupé par les tâches qu'incombaient à sa récente promotion.

Si le Vicomte avait autrefois participé activement à des quotidiens aventuriers, le régent avait aujourd'hui troqué la pensée aux combats. De force ou de gré, on pouvait en tout cas être certain du gouffre temporel inhérent à la politique ; être Vicomte demandait une rapidité de décision et clairvoyance constante. La nuit, l'assassin avait donc pour habitude de rester éveiller, assis à son trône ou autour d'une table pour quelque conseil.

Par ordre de priorité ; les Laboratoires du Mestre Faust étaient discutés et financés dans l'instant qui précédait les réclamations du démon scientifique. Pour cause ; Styx et Faust menaient des projets cruciaux au développement de la ville, comme son système d'irrigation riche en conception d'aqueducs soutenus par un barrage gargantuesque, demandant une attention toute particulière. Venaient ensuite les arrêts militaires, visant pour la plupart à museler politiquement les rares familles vampires qui contestaient l'avènement de Lachlan Grey. Couper les routes, brûler les fermes, ou protéger les locaux, bien des tâches attendaient les Frelons Spelunciens aussitôt l'accord du Vicomte donné.
Puis, le reste du temps servait à régler les problèmes en ville, conflits et autres intrigues, tâche pour laquelle le Vicomte semblait toujours ravit.

Mais c'était une fois la nuit tombée que le sang de Styx prenait réellement vie. La lune avait un charme certain sur le personnage, qui, dans des heures tardives semblait enclin à de douces rêveries. La présence assidue du Vicomte à des événements publiques faisaient son charisme, et rares ne sont pas les soirées ou le clan de la Rose ne compte nouvel allié à sa Cour. En cette soirée le vampire avait réuni les Azhalred et Vermillons, ses deux clans favoris, pour discuter de l'avenir des Amants. Car si les familles étaient d'ingénieux amis, elles formaient également une grande partie du Conseil qui supervisait Styx dans son rôle de Valet.
Ah, les joies des systèmes hiérarchiques.

Dans un siège princier, tout d'or, l'arlequin riait à quelque blague proférée par les jeunes combattants du clan Azhalred. Une famille plus vieille encore que le vampire, dont le sang promettait de vaillants chevaliers. Dans la grande salle de banquet, on avait installé des canapés et coussins, par endroits, et chacun allait et venait librement dans un style on ne peut plus vampire.
Le buffet offrait maintes délices ; de la tourte saignante, au jambon sec Stellarois, rien ne manquait aux fauves millénaires.

L'arlequin conversait fiévreusement avec Nathanael et ses frères, autour de quelques rails de poussière de fée, a propos des nouveautés offertes par la Savane. Un nouveau territoire riche en animaux et ressources, avec en son cœur une forêt primale... tous semblaient d'accord sur l'excitation procurée et la volonté de l'explorer.
Ce fut au moment où son chevalier personnel terminait une bouteille de rhum cul sec qu'une fine vibration lointaine alerta l'arlequin.

L'apparition de Faust au détour d'une porte, la mine solennelle, confirma les soupçons de Styx ; quelqu'un venait. Cette impression, il l'avait déjà expérimentée... mais sa mémoire lui faisant défaut, l'arlequin fit signe à son majordome de faire venir son invité.

Faustus tourna les talons pour aller calmement en direction du raffut que créaient plusieurs Freloins au loin.

- J'espère que vous avez une bonne excuse pour invoquer le Vicomte, si toutes les âmes qui criaient à l'urgence étaient entendues ici on fonderait un sanctuaire... Comme le Mestre approchait le groupe, il ne reconnut pas de suite Saigo. Il ne parut néanmoins pas surprit à sa vue, arborant seulement des traits circonspects. Oh, Sir Saigo, le Maître vous attendant dans ses appartements, la chambre se trouve au bout de ces couloirs. Venez.

Le Majordome ne prit pas la peine d'attendre, et démarra en un éclair pour monter des escaliers, tourner des angles et ouvrir des portes. Quand il s'arrêta finalement devant la "chambre" de Styx, située dans des appartements ornés d'outils astronomiques et curiosités à rouages, il ouvrit la porte gravée d'or.
A l'intérieur, le Vicomte était occupé à revêtir une tenue de peau noire, destinée au combat.

- Saigo, c'est donc toi ! Comment ça va depuis le temps ? On va avoir besoin d'une calèche, hein ? Dis oui, je veux quitter ce château.