Un autre jour qui vaut la peine d'être vécu...


-Que tu es beau mon fils...

Des mots qui sortent aisément de sa bouche pendant ces moments avec lui. Ces instants qui n'appartiennent qu'à eux. Celui d'une mère nourrissant son enfant de la plus belle des façons. Elle se perdait si facilement dans ses petits yeux. Il semblait avoir hérité de la même teinte que les siens. Un bleu très clair avec une légère touche grisée. Elle n'arrivait tout simplement pas à s'en lasser. Malheureusement, en ce début d'après-midi, elle ne pouvait faire durer plus longtemps cet intervalle remplit de tendresse. Une dernière caresse sur la joue et en cadeau elle reçu un sourire de sa part qu'elle inscrit dans sa mémoire. D'avance son cœur se pince à l'idée de s'éloigner de lui, ne serait-ce que pour quelques heures. Finalement, elle se lève et rejoint Ranyln, son fils toujours dans ses bras. Elle dépose un baiser sur le front de ce dernier avant de venir en chercher un sur les lèvres de son compagnon. A son tour de s'occuper de leur enfant.

Elle sort enfin de leur petite habitation pour parcourir les rues d'Ishtar d'un pas décidé en direction du port. De ce qu'elle avait pu glaner comme information, un marchand de tissu devait arriver avec son navire et elle ne voulait pas le rater. Il lui en fallait coute que coute. Pour son fils qui grandissait, dans un premier temps, et pour elle s'il lui restait suffisamment.

Nath'rae arrive donc à sa destination et remarque aussitôt un attroupement considérable. Elle grimace alors que son regard se pose ensuite sur le navire qui finissait son accostage sur l'un des quais. Les marins s'activaient. Bien vite le capitaine descendait la passerelle. Il semblait avoir mauvaise mine, bien qu'elle ne puisse en dire plus de là où elle se trouvait. A peine le marchand foulait le sol qu'il tombe en avant. Quelques cris se font entendre tandis que le plus gros de la foule reculait voir même quittait précipitamment les lieux.
Au contraire de Nath' qui se précipite de son mieux vers l'homme, le mouvement de foule ne l'aidant en rien. Elle s'agenouille et viendra prendre son pouls sans aucune hésitation. Irrégulier, faible, mais il était vivant. Elle vient soulever légèrement sa tête et un détail qu'elle constate c'est le sang qui s'écoule d'entre ses lèvres.  Elle le place immédiatement sur le côté et avec délicatesse, inspectera sa bouche. Ce qui lui saute aux yeux, c'est l'état désastreux de ses gencives, le pus suintait ainsi que le déchaussement de ses dents. Elle frissonne de dégout sans pouvoir s'en empêcher. Le diagnostique était évident. Un cas de scorbut très avancé. Elle ne lui aurait pas donné un jour supplémentaire.

Après une grande inspiration, elle positionne ses deux mains à quelques centimètres de la bouche du patient. Progressivement elle relâchera sa texture magique. Deux fois elle fera le même processus. La première fois pour endiguer l'hémorragie. La seconde fois pour gérer l'infection et donc le pus. Pas coup sur coup, elle aura dû attendre de longues minutes entre ces deux tentatives. Elle n'était tout simplement pas capable de les enchaîner plus vite.
Quand c'est terminé, elle pousse un long soupire. Elle se sent fatiguée. Malgré tout, elle doit se dépêcher... Elle a tout juste le temps de verser un peu d'eau sur le visage du capitaine, qui revient finalement à lui. Elle lui donne le conseil de se nettoyer la bouche en buvant une gorgée sans avaler. Il n'aurait qu'à cracher. Il la remercie en prenant ses mains dans les siennes. Instinctivement elle les enlèvera. Il lui promet les plus beaux tissus. Elle le remercie à son tour en lui conseillant une meilleure nutrition et en précisant qu'elle viendrait le trouver plus tard. Car là tout de suite, elle était dans l'incapacité de faire quoi que ce soit.  

Qui dit utilisation de la magie curative dit également que son monde s'est obscurcis. Elle n'y voit plus rien et elle fait en sorte de garder les yeux fermés pour que personne ne puisse voir ses yeux dont le gris était accentué. Deux sorts de soin. Elle estime à environ cinq minutes d'aveuglement. Elle est loin de se douter que cela prendrait au moins le double.

Assise au beau milieu d'un quai, elle était dans le noir absolu. Des gens marchaient autour d'elle, criait, la bousculait. Vulnérable, voici ce qu'elle était, là tout de suite... Pourtant, elle ne demande aucune aide.

Rien de plus facile que de trouver de la main d'oeuvre du côté d'Ishtar. Il suffisait de se promener et de repérer la misère humaine, c'est donc exactement ce que Charlotte fit lorsqu'elle eut besoin de main d'oeuvre dans son atelier. Le long du port, là où les navires revenaient avec leurs lots de pertes et de malades, était l'endroit parfait pour les hommes qui espérait prendre la mer et y faire fortune. En face, du côté de la terre, était la misère des femmes, vendant généreusement leur companie aux plus offrants. C'est parmi ces dernières que Charlotte cherchait ses employés. Déjà parce-qu'elle n'avait pas confiance en la gente masculine et, ensuite, parce-qu'elle avait partager la misère qu'était la leur au cours de sa précédente vie. Durant cette pérégrination, l'obstacle le plus entravant à son embauche était, sans nul doute, sa réputation croissante qui faisait qu'elle était sans cesse interrompue. Les notables du coin l'ennuyait de leurs divers problèmes dont elle se fichait éperdument, si bien qu'au bout d'un moment elle craqua.

- Oh mais foutez-moi la paix tous! Cria-t-elle en brandissant son sabre. Allez, du vent! Laissez moi tranquille, par le Kraken, et emmenez vos misères avec vous!

Lorsqu'enfin le calme revint autour d'elle et qu'il n'y eut plus que les bruits de fond de la vie du port, elle souffla un grand coup et s'en alla s'asseoir sur un ponton, les jambes dodelinant dans le vide. Assise là, elle observait à sa gauche un navire marchant qui amarrait maladroitement au port.

- Qu'est-ce que c'est que c't'équipage de bras cassés... La Muse me préserve de pareils matelots.

Et alors que le navire en question avait finalement réussi son amarrage, le capitaine descendit le premier du bateau. Visiblement en mauvaise santé, ce dernier s'effondra tristement sur le quai après quelques pas seulement.

- Encore un qu'y'aura chopper une saloperie sur une île...

Mais, devant ce spectacle, quelque chose surpris néanmoins la matriarche. Alors que tout les badauds s'écartaient naturellement du malade, une jeune femme avançait à contre courant et, dans un élan que la vieille Roseline jugeait suicidaire, vint porter secours au malheureux. Intriguée, Charlotte ajusta son oeil technophilique pour y voir de plus près. La jeune femme était une elfe noire et, au vue de ce qu'elle fit pour aidé le pauvre être, possédait des talents de guérisseuse. Un sourire carnassier se dessina sur le visage de la pirate, sentant là qu'elle pourrait ferrer un bon poisson. Elle remit alors sa vision normale en place et se leva, partant à la rencontre de la jeune femme en essayant de ne pas la perdre de vue. L'exercice fut assez facile malgré la foule, car la jeune femme ne fut pas aller bien loin. Les yeux clos, assise là au milieu de la foule, la matriarche aurait jurer qu'elle s'adonnait à une étrange forme de méditation. Mais plus elle s'approchait et plus elle sentait qu'elle était loin du compte, la jeune femme se faisait crier dessus et bousculer pour avoir le malheur de se retrouver au milieu du quai, jusqu'à ce que Charlotte atterrisse finalement devant elle. Le tatouage sur le front de l'elfe noir laissait présager une esclave aveugle ou une religieuse un peu folle. Dans le doute, Charlotte préférait ne pas présumer de quoi que ce soit et se contenta, pendant près d'une minute à rester là afin que la jeune femme puisse profiter du calme qu'offrait sa présence comme elle avait elle-même put le faire un peu auparavant. Ensuite, elle s'agenouilla jusqu'à elle pour lui parler en ces termes :

- Bonjour! Moi c'est Charlotte, Charlotte Roseline, troisième du nom... Je t'ai vu aidé l'autre gars là... Bref, je pensais t'proposer du boulot mais t'as l'air complètement aveugle alors bon...

La matriarche n'y alla pas par quatre chemins car elle n'avait pas le luxe de s'occuper d'une infirme. Enfin, peut-être bien que si, mais ce n'était pas ce qui intéressait cette égocentrique. Elle s'assit néanmoins en face de l'inconnue, curieuse de savoir quelles aventures avaient bien put la conduire jusqu'ici.

- Dit moi plutôt c'que tu fous dans l'coin si tu veux bien. C'pas une ville bien sûre pour une femme comme toi si tu veux mon avis.

Il y'avait à présent comme un charme de protection invisible qui entourait les deux jeunes femmes et que les badauds contournaient volontiers. Charme qui n'était rien d'autres que les conséquences du jeu sociale et politique auquel s'adonnait Charlotte en ces lieux.

Quelles étaient longues ces minutes dans un monde où le noir se révélait être un souverain despotique. Cette crainte, qu'un jour ce temps d'attente se transforme en heures, ou pire encore, envahissait régulièrement ses pensées. Formait une boule au niveau de son ventre. Rendait sa respiration irrégulière. La découverte de cette conséquence remonte à sa formation de Prêtresse bien des années plus tôt. La détresse qu'elle avait pu ressentir lorsque toute lumière s'était éclipsée... Inscrite au plus profond de son âme... Qui revenait comme une mauvaise nouvelle à chaque fois qu'elle décidait de soigner.

Elle avait failli tout abandonner pour s'orienter vers un autre domaine. Pourquoi ne l'avait-elle donc pas fait? Par la prière,  se confier à Nydrine l'avait aidé à surpasser cette nouvelle épreuve tout comme celle qui l'avait mené à choisir la voie religieuse. Nath'rae lui devait tellement. Egalement par sa force de caractère. Avoir peur est un sentiment qu'elle connaissait bien. Une amie sincère dans la société des elfes sombres. Tout comme la manipulation, elle qui s'en était servie plus d'une fois.

Un autre sentiment se faisait ressentir à chaque aveuglement. Celui d'impuissance. Elle se sentait inutile là en cet instant précis, faible. Nul doute possible, c'est ce qu'elle déteste le plus.
Alors oui, elle se faisait bousculer, crier dessus, mais elle ne pouvait rien y faire. Enfin si, attendre. Seule, malgré le nombre d'individus passant et repassant autour de sa personne. Sauf un. Quelqu'un s'était arrêté, ou du moins rapproché. Pour quelle raison? Nath' n'avait aucun doute que cette question resterait sans réponse bien longtemps. La foule semblait se tenir à l'écart désormais. L'elfe sombre ne relève pas la tête jusqu'au moment où on s'adresse à elle. Néanmoins, son visage avait du trahir sa surprise lorsque cette voix féminine se présenta. Charlotte Roseline, la troisième. Ce nom ne lui était pas inconnu. Après tout, presque quatre années s'étaient écoulées depuis son arrivée à Ishtar. Bien que discrète, elle s'était fait quelques connaissances parmi ses voisins directs.
Bref, elle répondit avec une certaine méfiance dans la voix. Rien de plus normal, une méfiance toute naturelle, venant de son propre passé et non à cause de la réputation, quelle qu'elle soit, de Charlotte.  

- Bonjour à vous et enchantée de faire votre connaissance. Je me nomme Nath'rae. Vous vous trompez, ce n'est que temporaire. L'aveuglement, je veux dire. Un effet secondaire ni plus ni moins. Veuillez m'excuser si je reste assise pour l'instant.

Nath' n'avait donné que son prénom, car après tout, son nom de famille était synonyme ainsi qu'un souvenir d'une maison détruite. Et puis un nom pouvait se révéler également une information importante. Elle reprit de nouveau la parole pour répondre aux interrogations la concernant.

- Je suis de votre avis, cette ville portuaire n'a rien de sûre, mais aussi étrange que celà puisse paraitre, j'y ai trouvé un refuge passager depuis presque quatre ans. Pour vous répondre, avant de devoir m'occuper de ce capitaine, j'étais venue lui acheter du tissu. J'attendais son arrivée avec impatience. Elle fit une courte pause avant de reprendre. Vous dites vouloir me proposer un travail? De quel genre? Entre mon compagnon, mon... Elle s'arrête brusquement avant de poursuivre comme si de rien n'était, elle n'allait pas parler de son fils... J'ai été prise à l'atelier en tant que sculptrice récemment, je ne sais si j'aurai beaucoup de temps à vous consacrer. Toutefois, je suis assez curieuse pour en savoir plus.

Cinq minutes étaient passées et elle n'avait pas encore retrouvé la vue. Elle joignit ses mains pour essayer de contrôler cette crainte qui refit surface alors qu'elle laisse échapper un faible soupire d'impatience. Elle murmure ensuite, plus pour elle-même, mais il est aisé de l'entendre.

- Ce n'est toujours pas revenu...