A jamais réservée
A toute heure timorée
Mon incommodité
Me dessert et pourtant
Je rêvais bien d'excès
De fantasmes indécents
Sous mon air retenu
Discret et bienséant
Charlotte Gainsbourg
L’attaqueEncore une sortie des plus ennuyeuses. J’ai même oublié où nous allions. Après tout, peu importe où nous allons et qui nous voyons, je ne suis pas censée ouvrir la bouche. Juste sourire, me tenir droite. Me faire oublier. J’ai passé ma vie entière à faire oublier mon existence. Je suis fade à leurs yeux, à ceux de tous ceux que je croise, je le sais. Celui qui doit briller, c’est mon frère, c’est lui l’héritier. Alors je dois disparaitre, il ne faudrait pas que je l’éclipse, d’une façon ou d’une autre. Le pire, c’est de savoir qu’il y a quelque chose d’intéressant chez moi. Je le sais, je le sens. Je sens depuis des années cette force qui grandit en moi, qui s’agite, qui ne demande qu’à sortir. J’ai de plus en plus de mal à la contenir, d’autant plus que je n’ai aucune idée de ce qu’elle est. C’est puissant. Et sombre. Lorsque je m’y intéresse, c’est comme de regarder au fond d’un puit. On y voit comme une lueur, le reflet de quelque chose. C’est intriguant. On a envie de s’en approcher, tout en sachant très bien qu’on pourrait tomber et ne jamais plus s’en remettre.
Alors je m’en tiens loin. Et je me tais. Et je souris.
Il n’y a vraiment qu’au maniement des armes que je peux lâcher ce que j’ai en moi. Alors je ne retiens pas mes coups, je frappe. Je donne tout ce que j’ai. On m’a retiré mon épée. Lors d’un cours, j’avais failli tuer mon adversaire. Ce n’était pas vraiment de ma faute, je m’étais laissée griser. C’était tellement facile, je connaissais les mouvements par cœur alors je les ai exécutés. Et puis la Chose tapie en moi a commencé à s’agiter et je n’avais plus envie de m’arrêter. J’ai frappé, encore et encore, je n’entendais plus les cris, je ne voyais pas son visage se déformer de peur. Je suis revenue à moi à temps, je me suis excusée. On m’a quand même retiré mon épée. Maintenant, je dois me battre au bâton. C’est ridicule, je ne l’ai pas tué, je ne devrais pas être punie.
Et maintenant je suis là à jouer les potiches pendant qu’on se demande qui va bien accepter de m’épouser. C’est que l’affaire s’est finalement ébruitée visiblement et il semblerait que ça ne me rende pas vraiment plus désirable. Tant mieux, c’est sûrement mieux comme ça, on recule l’obstacle. Je finirai vieille fille, peu importe. Je prête peu attention aux conversations autour de moi, on ne s’intéresse jamais vraiment à ce que j’ai à dire, je préfère regarder au dehors. Un oiseau a attiré mon attention sur une branche, un corbeau. J’ai l’impression qu’il me fixe comme s’il me connaissait. Je lui rends son regard sans ciller. C’est à ce moment-là qu’il y a eu un cri d’alerte.
Les choses se sont bousculées, elles ont été trop vite pour que je comprenne vraiment ce qui arrivait. Le convoi avait été attaqué et nos forces se faisaient clairement dépasser. Je n’ai pas paniqué. En fait, j’ai fait ce que j’ai toujours été éduquée à faire : je n’ai pas émis un son, je n’ai pas esquissé un geste. Mon destin était en marche. J’ai vu ma famille se faire décimer sous mes yeux dans une violence sans nom au milieu d’un déluge de sang. Puis ce fût mon tour et je fus transpercée. Une violente douleur me prit et je perdis connaissance. La vie sûrement me quittait. Enfin cette longue existence ennuyeuse allait prendre fin.
Je rouvris les yeux sans savoir combien de temps s’était écoulé depuis. Il faisait nuit, j’avais mal. Je me sentais faible. Reprenant connaissance je sentis le sang poisseux qui me couvrait le visage et les mains. Regardant autour de moi, j’ai finalement compris qu’il s’agissait non seulement du mien mais aussi de celui de ma famille. Les corps avaient été entassés et moi avec, laissée pour morte. Je voyais ces visages figés à jamais dans une expression terrorisée, le regard vide et blanc. J’avais l’impression qu’ils me fixaient, tous, comme s’ils attendaient de moi quelque chose. C’est alors que la terreur me prit et que je me mis à hurler aussi fort que je le pouvais, essayant malgré le peu de force que j’avais de me tirer de ce tas de corps au plus vite. Je ne supportais plus l’idée que ces cadavres me touchent, me souillent. J’avais soudain l’impression de perdre la maitrise de moi-même. Mes émotions se bousculaient, explosaient en moi. La Chose s’en repaissait et me consumait, je la sentais pour la première fois plus forte que moi, ça me terrorisait.
« C’est elle qui a crié ! La petite est pas morte, je m’en occupe. »Un homme s’approchait de moi. Je distinguais la lueur sadique dans son regard, son sourire accroché aux lèvres. Il allait me tuer et il y prendrait plaisir.
« Viens là ma jolie, je vais m’occuper de toi. »Je vis l’éclat d’une torche se refléter dans la dague qu’il tenait à la main. J’étais terrorisée, paralysée par la peur. Un Corbeau croassa sur une branche non loin.
Barre toi ! Mais bouge ton cul ! Reste pas plantée là !Aussi curieux que ce soit, c’était le Corbeau qui avait parlé mais moi seule semblait l'entendre.
Comme si je le savais pas, pensais-je,
si je le pouvais je serais déjà à courir à toutes jambes mais mon corps ne répond plus !La terreur montait encore en moi et je sentis un nouveau cri monter du plus profond de mes entrailles et rester coincé dans ma gorge. Il fit un pas de plus, amorçant un mouvement pour me planter. J’ai fermé les yeux et hurlé. Pas de peur cette fois mais de rage, d’impuissance. Je n’en pouvais plus de n’avoir aucune prise sur ma vie, de rester à contempler ma mort, de laisser les autres faire ce qu’ils voulaient de moi. Je voulais qu’il crève, lui et tous les autres. Toutes ces émotions sont sorties dans un cri animal...et la Chose avec.
Curieusement, le coup ne vint pas. J’ai rouvert les yeux et vu que l’un des cadavres était debout devant moi. Il avait non seulement pris le coup à ma place sans broncher mais était désormais en train d’étrangler l’infortuné agresseur qui frappait le corps - désormais plus vraiment sans vie - sans grand succès. Il en avait lâché sa dague.
BARRE TOI ! a beuglé de nouveau le Corbeau,
Les autres arrivent !Cette fois je ne me suis pas faite prier. J’ai saisis la seconde chance qui s’offrait à moi, celle de vivre, j’ai ramassé la dague et j’ai couru comme j’ai pu malgré la peur et la douleur. J’ai couru pendant des lustres, encore et encore, comme si ma vie en dépendait –parce que c’était le cas. Quand ma gorge s’est mise à me bruler et que mes forces m’abandonnèrent je me laissais tomber au sol à genoux, épuisée. Un rire étrange monta alors en moi. Je tremblais et riait tout à la fois. C’était le pire jour de ma vie et pourtant…Pourtant je me sentais pour la première fois vivante. Comme si ma vie, la vraie, commençait enfin. Le Corbeau qui ne m’avait pas quittée d’une semelle s’était posé non loin et secoué la tête.
T’es vraiment pas nette… I got this feeling yeah you know
Where I’m losing all control
‘Cause there magic in my bones
Imagine Dragons
La suiteLa sensation grisante passa rapidement. Certes, j’étais désormais bien consciente de la puissance qui sommeillait en moi, mais je compris bientôt que la posséder et la contrôler étaient deux choses bien différentes. Mon pouvoir s’était éveillé mais je n’en contrôlais rien. La seule chose qui avait changé dans ma vie, c’est que désormais je voyais les esprits. Non…rectification : je les entendais surtout. Et les esprits ne sont pas vraiment des petits bouts en train. Après avoir fait la conversation avec plusieurs d’entre eux j’avais découvert que leur sujet de conversation favori était la façon dont ils étaient morts. Combien cette mort était injuste. Et combien la personne qui les avait assassinés lorsqu’il y en avait une, était une grosse ordure qui méritait de crever dans d’atroces souffrances.
A côté de ça, la vie était bien plus compliquée : je devais désormais trouver à manger, me faire de l’argent, rester en vie…Le Corbeau ne m’avait pas quittée, pour un esprit sa compagnie était plutôt agréable. J’avais dû me trouver des vêtements moins voyants que les miens : il faut dire que je n’avais aucune idée de la raison qui avait poussé ces gens à assassiner ma famille et il était probable que désormais ils sachent que j’avais survécu et soient à ma recherche. Je ne savais pas non plus s’il restait quelqu’un de vivant dans ma famille mais je me disais que si c’était le cas j’en entendrais bien parler non ? En tout cas, je n’en avais jamais entendu parler. Et puis, secrètement aussi, une part de moi n’avait aucune envie de reprendre le cours de cette vie ennuyeuse. Je préférais encore crever de faim que de retourner dans cette prison dorée où je ne pouvais pas être moi-même !
J’avais appris à voler. J’avais commencé par voler des vêtements mis à sécher : sur mon fond de robe j’avais enfilé une chemise et une robe de maigre facture. Une ceinture par-dessus dans laquelle j’avais fiché ma dague. J’avais cependant gardé mes bottes de cuir, j’avais besoin d’une bonne paire de chaussures pour la marche et elles étaient de toute façon peu visibles sous la robe. J’avais appris à chasser pour rester en vie. Les débuts ont été peu fructueux, mais le Corbeau avait finalement accepté de m’aider et ça avait commencé à devenir un peu mieux. Trouvant un jour un collet, je m’étais mise à en fabriquer à mon tour avec ma dague. J’avais cherché aussi pour trouver un bâton près d’arbres où j’étais passée et l'avait taillé patiemment avec ma dague. J’étais plus à l’aise pour me défendre qu’avec la dague. L’argent me manquait, je voulais profiter de cette liberté, alors il m’en fallait. J’ai vendu les quelques bijoux qu’il me restait. Sauf mon pendentif que j’ai gardé, j’avais besoin de garder un lien avec ma vie passée.
Tu te fais arnaquer en beauté Blondie, ils valent bien plus que ça!Peu importait, je n’étais pas en position de négocier et je ne voulais pas me faire remarquer plus que ça, ces bijoux pouvaient déjà faire remonter mes poursuivants jusqu’à moi. J’avais acheté une cape afin de me faire plus discrète et me protéger de la pluie. Il faut dire que mes longs cheveux d’un blond pâle avaient tendance à attirer l’attention, je préférais les cacher. J'avais aussi acheté une besace pour y mettre le gibier que je prenais.
J’ai persuadé le Corbeau de m’aider à tricher aux cartes et j’ai commencé à jouer. Malgré son aide, j’ai perdu les premières parties : je n’y comprenais strictement rien et mes adversaires prenaient un malin plaisir à en profiter pour me dépouiller. Mais petit à petit je sus tricher correctement et commençait à ramasser. Parfois le ton commençait à monter.
« Hmm…bon…il se fait tard je vais y aller je crois, mon lit m’attend. »J’avais amorcé un mouvement pour me lever, et je constatais sans vraiment de surprise que j’étais ivre. Il faut dire que c’était devenu une habitude depuis peu, ça m’aidait à ne plus entendre les esprits qui se pressaient autour de moi pour me causer. Ils étaient toujours là mais le flou dans mon esprit noyait leurs paroles – j’adorais ça !
« Non je ne crois pas nan ! Tu peux pas avoir gagné, j’avais un brelan, un BRELAN putain !- Oui bon…bon… »Elle fronça le nez et agita les doigts vaguement avec une moue dédaigneuse.
« Que le meilleur gagne comme on dit…t’as été mauvais. Accepte-le. »La masse imposante de l’homme s’était mise en lévitation –il s’était levé en fait- et le Corbeau avait sifflé.
Tu peux vraiment pas la fermer c’est pas possible !Macha lui avait jeté un regard ivre.
« Je vais quand même pas le consoler parce qu’il est MAUVAIS !- QUOI ?! Qu’est-ce que t’as dit GROGRASSE ?!
- Bon ok…je sens bien qu’on est partis sur de mauvaises bases toi et moi... »Ramassant son pognon qu’elle glissait dans sa sacoche elle en prit une pièce et la lança de son côté de la table avec un air goguenard.
« Je te paie une pinte, ça t’aidera à oublier. »L’homme poussa un cri de rage et décocha un coup de poing qu’elle parvint tout juste à éviter. Ce ne fut pas le cas de son voisin qui le réceptionna sur l’oreille et beugla à son tour avant de rendre la politesse. Macha se fondit dans la foule présente qui s’était levée pour participer, encourager et prendre les paris. Un mouvement de foule envoya la blonde saoule à terre. Pas démoralisée pour autant elle se dirigea vers la porte à quatre pattes, bien décidée à laisser la merde derrière elle. C’est là que la brute insultée plaqua son corps contre la porte en beuglant :
« OU ELLE EST LA PUTAIN ?! JE TE LAISSERAI PAS SORTIR ALORS RAMENE TOI ! »Elle grimaça, planquée sous une table. Cette fois, on dirait bien qu’elle était coincée…Une tête passa sous la table qui était visiblement occupée. L’homme visiblement amusé lui murmura :
« Si la grognasse est intéressée j’ai une chambre à l’étage. Une chambre qu’on peut fermer à clé. »Macha leva un sourcil circonspect en fixant l’homme qui lacha un rire amusé :
« Je veux juste vous sortir de là, promis ! »Il leva les mains comme pour indiquer qu’il n’avait aucune mauvaise intention.
« Vous me remercierez en m’aidant à terminer ma bouteille, j’aime pas boire seul. Aucune obligation ensuite si vous voulez prendre la poudre d’escampette… »Macha hésita. Il apparaissait évident que la soirée ne s’arrêterait pas à une bouteille bue…D’un autre côté l’homme était plutôt plaisant à regarder et assez sympathique. Elle pourrait toujours l’assommer une fois dans sa chambre…surtout s’il se révélait assommant.
« JE PAIE MA TOURNEE SI VOUS LA RETROUVEZ !! »Cette dernière remarque acheva bien vite la réflexion.
« Bon d’accord je vous suis, aidez-moi ! »Elle avait rabattu son capuchon sous ses cheveux et non sans mal il la guida jusqu’à l’escalier qui les emmena à l’étage. Comme elle l’avait pressenti la bouteille fut vite descendue et en amena une autre. L’ivresse les fit rapidement passer à l’étape supérieure et ils se retrouvèrent au lit. C’était devenu une autre addiction parce que…qu’est-ce qu’elle se sentait vivante alors ! L’alcool et le sexe, c’était vraiment un mélange pour le moins détonnant. Demain elle regretterait mais là, pour le moment, elle savourait. Jusqu’à lui. Le nouveau. Le squelette.
Tue-le.Elle manqua s’étouffer mais son compagnon d’un soir ne sembla pas s’en émouvoir, continuant son office.
« Mais t’es malade toi, pourquoi je devrais le tuer ?! »Cette fois-ci son amant s’arrêta net.
« Hein ?! »Elle eût un sourire crispé.
« Héhé non non, continue c'est...mortel!… »L’ivresse la faisait parfois parler tout haut sans qu’elle s’en rende compte mais cette fois c’était surtout la surprise qui l’avait prise de court. Les autres esprits jusqu’alors n’étaient pas si agressifs. Elle devinait chez celui-ci, dans le ton qu’il avait employé notamment, une urgence de tuer. Une urgence qu’elle avait ressenti elle aussi, comme s’il était contagieux.
Ce serait si facile pourtant…il est occupé regarde-le comme il a l’air idiot…Tu pourrais serrer tes mains autour de son cou, ce serait si facile…N’as-tu pas envie de sentir sa vie se débattre, s’évanouir petit à petit entre tes mains ? N’as-tu pas envie d’être la seule à décider s’il doit vivre ou mourir ?...L’espace d’un instant elle revit dans un flash le cadavre qui étouffait son agresseur. L’espace d’un instant, elle en eût envie et se vit le faire.
Je ne suis pas une meurtrière.Tu l’es. Même enfant, avec cette épée, l'homme, tu voulais le tuer… Et cet homme avec sa dague, tu l’a tué.Non, c’est ce...ce truc qui l'a tué !Mais c’est toi qui l’a ordonné ! Tu pourrais me donner corps si tu le voulais. Donne-moi vie et je t’obéirais ! Ensemble on le tuera ! ON LES TUERA TOUS !Une part de son être vibra à ces mots. Le Corbeau brailla, la ramenant à l’esprit.
Elle n’est pas intéressée, casse-toi. CASSE-TOI JE TE DIS !Le Squelette jeta un regard au Corbeau, hésita un instant puis s’évanouit dans un :
Je reviendrai.Elle n’a plus oublié ses paroles.
Je peux leur redonner vie…