Alrun épousseta sa robe de petits gestes mesurés alors qu'elle regagnait un peu de contenance. On pouvait toutefois lire sur son visage son état, soit une forte fatigue et une migraine qui ne tarderait à pointer son nez. Sa dernière attaque avait en effet épuisé toutes ses ressources... et un peu plus, même. Enfin elle alla rejoindre Sargas d'un pas las mais fier.

"On ne pourra pas récupérer beaucoup de viande sur celui là ! Mais ta dernière attaque était impressionnante !
-Merci et... Désolée, j'ai failli t'avoir avec, fit-elle d'un air contrit. J'ai... mésestimé la puissance de ce sort."

Sargas ne sembla pas lui en tenir rigueur et ne releva pas ; il alla récupérer le peu de viande restante avec entrain si ce n'est une certaine légèreté, viande qu'il ramena au convoi. Cet homme... Il donnait tout sauf l'impression d'avoir combattu trois requins des sables dont un alpha. C'était certes inquiétant mais surtout respectable.
Alrun le suivait, faisant état de ses blessures en même temps. Ainsi qu'elle le craignait, sa vieille blessure s'était ouverte et cette de son bras peinait à guérir. Et maintenant que le flux de soin s'était interrompu... Il lui faudrait compter sur son propre corps, comme n'importe quel mortel.
Ah, quel ennui.

Arrivée au rocher derrière son compagnon de voyage, elle prit la parole avec clarté, dissimulant son état aux marchands.

"Il ne devrait plus y avoir de danger. Le convoi va pouvoir repartir... Demain sans doute."

Son regard avait en effet glissé vers le ciel crépusculaire. L'heure était plus tardive à ce qu'il paraissait. De toute façon... Ils leur fallait fumer la viande rapidement pour la conserver sans attirer les prédateurs et un repos serait fort bienvenu. Elle indiqua aux hommes les carcasses des deux requins cachés sous la toile au loin avant de rejoindre sa charrette.
Farfouillant ses affaires, elle récupéra de quoi bander ses plaies ; la vampire prit le soin d'y appliquer une couche de baume afin de favoriser la cicatrisation. Un mélange de millepertuis et de plantain de sa composition. Mais rien ne remplacerait un peu de sang. Celui des requins étant irrécupérable, elle se rabattit sur ses réserves accumulées à Spelunca, qu'elle avala goulûment à l'abri des regards.

La nuit tomba et le camp s'établit de nouveau.
Avec un peu de chance, il ne leur resterait plus que trois ou quatre jours de voyage ; la vampire se désespérait d'en voir la fin. D'ici à ce qu'elle récupère, la vampire allait devoir se rabattre sur une lame pour combattre : heureusement elle avait conservé ses dagues... L'époque où elle les utilisait lui parut si loin ! Etrange comme le temps passe vite lorsque l'on est confronté sans cesse au danger, songea-t-elle.

Plus tard, elle alla déguster un peu de ce requin au coin du feu, en compagnie des marchands d'humeur joyeuse. Ils félicitèrent elle et Sargas du combat de tantôt et ne lésinaient pas en tapes amicales ou en rasade de bière tiédasse. Alrun eut vite fait quitté une telle assemblée pour goûter à la quiétude de la nuit, savourant son morceau en solitaire.
Des pas firent crisser le sable derrière elle.

- Tu n'aimes pas trop la compagnie on dirait.

Sargas s'approcha d'Alrun. La vampire avait l'air fatigué, lasse de se voyage et de ces combats. Sargas s'en voulait presque d'être toujours en forme, ou du moins de ne plus ressentir la fatigue. Mais vu les efforts et sa condition de vampire comparé à la chaleur et au soleil, cela lui semblait normal. De plus, il pensait même que les vampires ne pouvait pas du tout supporter la lumière du jour, alors il n'osait pas imaginer l'endurance qu'elle doit avoir pour résister à un soleil aussi puissant que celui d'un désert.

Sargas quand à lui avait très bien mangé. Mais il n'avait pas pour autant enlevé son casque. Il avait juste relevé sa protection inférieure de son heaume pour pouvoir dévorer la viande de requin grillé. Lui aussi avait mangé un peu à l'écart pour éviter que les marchands ne lui pose des question sur sa couleur de peau pâle et sur les veines parcourant son visage.

Un vampire et un mort vivant. Si les marchands apprenaient ça, ils seraient capable de fuir en courant. Et après avoir parcouru les deux tiers du voyage, ça serait triste de ne pas être récompensé à cause de ça.

Sargas se questionna quand même sur l'origine de la magie d'Alrun. Il avait vu des magiciens créer des boules de feu, des tempêtes de glace ou autres miracles, il avait aussi vu des ensorceleurs capables de maîtriser la magie pure à leur guise, et même des Stryges se servant de la magie corrompue du sang pour se battre. Mais jamais il n'avait vu quelqu'un combattre avec des cartes.

- Ta magie est très impressionnante au fait. Cette pratique est-elle devenue commune ou est-ce que tu es une des rares personnes qui la maîtrise ?

Elle se contenta de sourire sans se retourner. Un geste du menton accueillit la venue de Sargas et lui proposa de prendre place à son coté sur un tas de bois sec. Alrun n'alla pas relever le commentaire du mort vivant, n'ayant grand chose à commenter de cette évidence ; les vampires de toute façon étaient de nature très peu sociable si ce n'est entre eux.
Puis elle remarqua cette once de curiosité venue de Sargas. Rien ne le trahissait -avec une armure pareille, difficile exercice- mais c'était une sorte d'impression. Peut être venue de sa tenue, un brin penchée en avant, ou du silence songeur suivant sa première parole. Qui sait ?

"Ta magie est très impressionnante au fait. Cette pratique est-elle devenue commune ou est-ce que tu es une des rares personnes qui la maîtrise ?" S'enquit-il finalement.

Alrun ne répondit pas toute de suite. Car... Elle-même ne savait vraiment. La magie était chose courante toutefois, elle prenait bien nombre d'aspects différents. Sceptres, parchemins, runes, cartes...
Le silence se prolongeait alors qu'elle repensait à ses débuts. Ceux l'ayant côtoyée ces dernières années se seraient sans doute étonné de sa maîtrise soudaine de la magie, elle qui ne faisait que se battre avec des dagues. Il fallait, pour la comprendre, remonter bien plus loin...

"Pour être franche, je ne sais pas. Cette magie des cartes est propre aux arlequins, mais qui sont-ils ? Acquière-t-on cette nature de naissance, ou en conséquence à divers autres prérequis ? fit-elle d'une voix calme. Tout ce que je peux te dire, Sargas, est que j'ai vécu longtemps sans croiser d'autre arlequin que celui qui m'a appris cette magie..."

Elle eut un petit sourire avant d'esquisser un geste évasif de la main.

"Mais je ne connais pas ce monde sur le bout des doigts ! Il existe peut-être une communauté d'arlequins quelque part, ou se font-ils plus discrets que moi. Mon professeur m'a simplement inculqué l'utilisation de cette magie sans m'enseigner d'éventuels préceptes."

Elle attrapa une carte dans sa robe et la leva à hauteur du regard.

"Tu la trouves impressionnante, mais est-elle si différente que celle des autres mages ? Au lieu d'utiliser un sceptre comme catalyseur j'utilise une carte, voilà tout."

La vampire la rangea d'un geste fluide avant de reprendre un ton plus léger.

"Autrement. Dis-moi, sans compter ce long repos, ça te fait quel âge ? Pardonne ma curiosité mais j'ai rarement l'occasion de croiser des morts-vivants encore capable de réflexion. Je me demande d'ailleurs comment tu arrives à te mouvoir avec un tel corps.
Au final, la magie qui te tient vivant est bien plus impressionnante que mes tours de passe-passe !"

"Au final, la magie qui te tient vivant est bien plus impressionnante que mes tours de passe-passe !"

Sargas ne s'attendait pas à ça. L'explication sur la magie des arlequins était intéressante mais cette question resta gravé dans son esprit. Il n'avait jamais pensé à s’informer sur quel type de magie est capable de ramener un mort de l'autre monde en laissant son esprit et son intelligence intacte. Mais quand il y repense, le sacrifice d'une douzaine de personne pour une seule résurrection est quand même énorme et démesuré pour de la nécromancie. Et surtout, qui avait ordonné de le faire revivre ? Les membres d'une secte ? D'anciens partisans de la Grande guerre ? Il n'en savait rien.

- J'ai.. enfin, je suis mort à 42 ans. Et selon mes calculs, j'ai environs 238 ans si je compte mon long temps de sommeil.

Sargas était aussi curieux de savoir quel âge avait Alrun. Mais il savait aussi que demander l'âge à une femme n'était pas une chose à faire. Il avait peut être reçu une éducation martiale de son père, il connaissait aussi les bonnes manières. Mais la curiosité était trop forte.

- Et toi, combien d'années as-tu vu défiler devant tes yeux ? Je n'ai jamais eu l'occasion de parler à un vampire donc, excuse moi si la question est déplacée.

Après cette question, Sargas espérait vraiment qu'Alrun ne le prenne pas trop mal. Sa curiosité lui avait joué plusieurs fois des mauvais tours quand il était plus jeune..

Elle opina sans commenter à la réponse de Sargas : quarante-deux ans, chez un humain cela était un âge mûr ce qui expliquait sans doute ses bonnes manières. Elle ne lui en aurait donné ni plus ni moins.

"Et toi, combien d'années as-tu vu défiler devant tes yeux ? Je n'ai jamais eu l'occasion de parler à un vampire donc, excuse moi si la question est déplacée."

Alrun esquissa un sourire. La vampire avait en effet remarqué cette subtile note hésitante dans la voix de son interlocuteur. Gêné de poser une telle question ? Il y avait donc sous cet amas de métal un peu de bon sens ; car la vampire avait nombre fois gratifié d'un regard assassin quiconque lui posait cette question. Elle faisait toutefois une exception pour ceux lui ayant répondu ou qu'elle appréciait.

"Six-cent cinquante et une années, fit-elle finalement. Bien conservée, n'est-ce pas ?"

Elle laissa échapper un petit rire, mais ne partagea pas le calembour lui étant venu à l'esprit. Il y a des choses qu'une Dame devait garder pour elle.

"Cela est peu pour un vampire, à y réfléchir. Mais au-delà du semi-millénaire, la plupart perdent leur raison en diverses choses : philosophie, lassitude, indifférence, folie."

Elle regarda Sargas d'un air neutre.

"Ne me demande pas dans quelle catégorie je me situe."

Ils reprirent ensuite leur discussion sur des sujets plus légers, avant que la vampire ne le quitte pour quelques heures de sommeil.

Le lendemain et les jours qui suivirent, le convoi put voyager sans encombre aucune sinon la mort d'un des chevaux tombé malade. La chaleur fatiguait en effet tout l'équipage, hommes comme bêtes, pour ne les épargner que brièvement la nuit. La vampire se remettait difficilement de ses blessures et laissait pour la plupart du temps la surveillance à Sargas : elle ne supportait longtemps la trop grande lumière à laquelle l'ombre de son chariot était plus reposante.
Quoiqu'il en soit, ils atteignirent finalement leur destination finale. Chaleureusement remerciés par les marchands, Sargas et Alrun reçurent leur paiement en bonne et due forme avec une promesse de recommandation de leur part si besoin en sera dans le futur.

Alrun regardait vers le sud.
Elle avait quitté depuis peu Spelunca et brûlai déjà d'y retourner. Mais c'était là une entreprise ridiculement égoiste quand elle avait bien mieux à faire pour sa Famille. Sa silhouette se découpait dans le paysage sable du village, un peu mélancolique, un peu nonchalante.
Elle se tenait devant Sargas et lui fit ses salutations chaleureuses.

"Ce fut un voyage des plus intéressants, fit-elle en souriant. J'espère que nos routes se recroiseront un jour Sargas."

Elle lui tendit une paume amicale avant d'ajouter :

"Mon nom complet est d'ailleurs Alrun Siegfried. Cela pourrait te servir, qui sait ?"

---