-Mais... Tu ne sais pas faire un feu ?

Pourtant s'il y a bien un truc que Popa à toujours dit, c'est que celui qui ne sait pas faire du feu en montagne ne survit pas plus loin que sa première nuit dehors... Cela dit, c'est peut être seulement valable pour ceux qui font moins de quarante kilos, autant dire que la fille en bas de l'arbre n'est probablement pas du tout concernée.

Mais en attendant, cette méconnaissance n'arrange les affaires de personne. Heureusement que niveau feu, Corbeau est un vrai petit expert.

-Bon, écoute moi bien. Je vais te lancer mon sac, dedans il y a tout ce qu'il faut pour faire du feu, de l'amadou, une planchette, une paumelle et un foret. Je vais t'expliquer comment t'en servir. D'accord ? Mais faudra faire attention à pas les casser hein ?

Parce que ce sont des outils que Corbeau a choisi et fabriqué lui même, et qu'il a bien remarqué que la géante en bas n'a pas l'air de briller par sa délicatesse...

En attendant, Corbeau se glisse aussi loin qu'il peut sur l'extrémité d'une branche, et décrochant le sac en peau de lapin qu'il porte en bandoulière, il le jette en direction de son ennemie d'infortune.

-Bon alors c'est facile. Tu prends la planchette en écorce, et tu la poses devant toi. Ensuite, tu prends la bourse de cuir, dedans il y a de l'amadou, c'est du champignon séché en poudre, tu en fais un petit tas au milieu de la planchette. C'est ça que tu vas allumer en premier. Ensuite attention, ça va se compliquer.

Depuis l'arbre, Corbeau essaye tant bien que mal de mimer les gestes, mais de toute façon la géante ne le regarde pas..

-Tu prends la paumelle, le foret et l'arc. Le foret c'est le bâton pointu qui ressemble à une flèche, et l'arc c'est celui avec la corde qui est enroulé dessus. La paumelle c'est le caillou rond et plat. Pour faire du feu, il faut mettre la pointe du foret dans le tas d'amadou, le tenir en posant la paumelle dessus, et le faire tourner très vite grâce à l'arc...

Tu comprends ?

Sans surprise, Corbeau se fait vider son sac, mais aucune fumée ne se met à monter du seau de bouse séché de la géante...

Et a force de démèner pour essayer de se dégager une vue sur l'exercice de la géante, s'avançant aussi loin que son poids le permet sur l'extrémité d'une branche, il comprend enfin le probléme, elle n'a rien compris du tout !

-Non ! Arrête ! tu vas casser la corde !

Et évidemment, l'avertissement arrive trop tard. Manipulé avec une brutalité toute jubilatoire, la ficelle de l'arc se casse net. Rien d'irréparable évidemment, mais pour peu seulement qu'on sache faire des nœuds...

-Bon, laisse tomber, on va essayer autrement. Tu ranges la ficelle et la pierre, et tu gardes juste la planche, le bâton pointu qui ressemble à une flèche, et la poudre de champignon. D'accord ? Tu mets la pointe de la flèche dans le tas de poudre, tout droit comme un tronc d'arbre, tu mets tes deux mains à plat autour de la flèche, et la tu frottes comme si tu voulais te réchauffer !

-Super ! T'as réussi !

L'espoir renait avec la fumée du feu. Comme prévu, les bouses sèches font un excellent combustibles, et dégagent en brulant une épaisse fumée grise du plus bel effet. De quoi à coup sur plonger les guêpes dans les vapes et les faire tomber comme des mouches !

-Bon, maintenant tu te rapproches du nid avec le seau, et tu souffles très fort pour pousser la fumée devant toi, ça va assommer les guêpes ou les faire fuir, et tu pourras avancer jusqu'au nid sans te faire piquer. Une fois que tu y es, tu l’attrapes et tu le jettes très très loin !

Une seconde de réflexion devant la danse de la victoire de la géante, seau en train de bruler en main, et Corbeau a soudain une idée encore meilleure.

-Non, encore mieux ! Tu prends le nid et tu le jettes dans le seau ! Et on cramera toutes ces sales bêtes !

-Wouhou !

Tout à sa joie de voir le nid de guêpes prendre joyeusement feu dans le seau de flamme et le reste de la bande d'insectes étalée sur le sol et rendus inertes par la fumée, le môme lève les bras, claque dans les mains pour applaudir l'action, oubliant un instant de trop qu'il est en équilibre sur une extrémité de branche déjà bien trop sollicitée. Sous le brusque mouvement, la branche ploie une fois de trop et se brise net, balançant une nouvelle fois le môme au tapis.

Dégringolade, cri, chute, choc, douleur.

-Argh ! J'ai mal !

Et voila le gamin en train de se tortiller de douleur aux pieds de l'arbre et de la géante, mais sans pleurer. C'est les bébés qui pleurent.

-Non ça va. Je crois que j'ai rien de cassé.

Il faut dire qu'au delà de la douleur bien réelle causée par la chute, l'essentiel des cris et tortillements est surtout causé par la nécessité de paraitre faible et vulnérable le temps de voir si les humeurs belliqueuses de la géante se sont résorbés depuis l'attaque à la hache et les hurlements de guerre. Après tout, quel monstre frapperait un adversaire neutralisé qui se tord de douleur sur le sol ? Même dans la nature, les animaux utilisent parfois ce genre de techniques de défense, et on le voit bien, ça marche !

La géante discute, ne tape pas sur le môme alors qu'il est à sa botte, c'est bon signe. Alors Corbeau se relève en évitant de se faire mal, se tâte un peu partout pour vérifier qu'il n'a rien de casser, évite les grosses pattes maladroites de la géante qui tente, on ne sait pas pourquoi, de lui mettre un bol sur la tête, en essayant de l'orienter vers un autre sujet.

-Qu'est ce que tu veux faire avec les pommes de pin, vous les mangez ?

-Ra ?

Corbeau écarte rapidement la première question qui lui est venu à la bouche à la réponse de la géante pendant qu'une foule d'autres lui viennent en tête pendant qu'elle explique pourquoi toute cette attaque a commencé. Des pommes de pins, pour faire joli et se décorer ? Quelle idée curieuse... Le môme hésite un instant à questionner plutôt sur cette alimentation a base de viande uniquement dont il devrait peut étire parler à Popa qui ne cesse de répéter que si, les racines bouillies c'est important aussi pour l'alimentation et que manger équilibré est important même si c'est vraiment pas bon, mais c'est finalement cette histoire de décoration qui l'interpelle le plus.

-Ce ne serait pas encore plus joli avec des bijoux ? Regarde, comme mon collier.

Et de sa tunique, Corbeau exhibe un collier qu'il a fait lui même avec un bout d'os gravé au couteau.

Corbeau hausse les épaules, c'est vrai que le métal est rare et que les jolies pierres sont difficiles à trouver, mais il y en a quand même plein à la rivière, et au moins, elles ne tombent pas en miettes tout de suite et ne risquent pas d'attirer les écureuils... Hum, ce serait amusant de voir des écureuils confondre la géante avec un pin. Enfin, amusant... Jusqu'a ce qu'elle les mange...

-Si c'est ce que tu préfères, je vais t'aider à les ramasser. Tu as un sac ?

Parce que le seau de son coté, est en train de finir de se consumer et ne servira plus jamais à transporter quoi que ce soit. Et pendant que la géante s'aperçoit que le feu dévore tout, Corbeau fait rapidement le tour de ses affaires plus ou moins cassées pour les ranger dans son sac à lui.

-Tu vas les mettre dans tes cheveux ?

-Ben… Tout le monde a un nom. Non ? Enfin je crois. Moi c’est Mortimer. Je crois que c’est ma mère qui a choisi. Mais elle est morte quand j'étais tout petit et je l'ai jamais connu. Popa m'appelle Morti, c'est plus court.

Un mensonge évidemment, Popa l'appelle Mortimer, et il n'y a personne dans l'entourage du père et de son fils qui serait susceptible d'utiliser un diminutif affectueux, pas d'oncles ou d'ami pour le petit Mortimer dont le père à choisi de vivre en ermite et aussi loin que possible de toute société humaine.

Ramenant mollement quelques pommes de pin vers le sac en les poussant du pied, le môme ne montre pas dans la récolte une efficacité ou un enthousiasme débordant. Déjà bien sympa de lui laisser se servir , elle a de bien plus grosses mains, elle n’a qu’à s’en servir !

-Et toi alors ? Tu t’appelles comment ?

-Euh. C'est quand même toi qui a commencé ! J'avais une cabane dans l'arbre et quand tu as mis des coups de tête dans l'arbre tu as tout cassé ! Et puis j'aurais pu me faire super mal en tombant. Alors forcément j'étais en colère...

Alors ok, c'est pas une excuse, mais c'est quand même un pas dans la direction du dégel des relations humains géants...

-Mais bon, c'est pas grave. De toute façon j'ai rien et elle était presque déjà cassée à cause de l'hiver, il va falloir la remonter maintenant.

La remonter... Soudain une pensée brillante traverse la tête de Corbeau, l'image d'une géante charriant sans efforts des pièces de bois deux fois plus grande que lui et l'aidant à faire une énorme cabane.

-Si tu veux tu pourras m'aider, et je t'apprendrais à grimper dans les arbres ! Tu seras la seule géante à savoir le faire...

En tout cas merci pour le gilet ! Maintenant il faut que je parte, sinon mon Popa va me crier dessus...

Et portant fièrement le gilet assez grand pour lui faire une couverture, le môme adresse un dernier signe de main à la géante, et part en courant dans la montagne comme un jeune cabri.

-A la prochaine !