Le vent soufflait par petites brises discontinues en cette matinée à la chaleur étouffante. Le sable se mouvait sur le sol, vague après vague, grain par grain. Un arbre mort se tenait là, au milieu de cet étendu de rien, à mi-chemin entre les plaines d’Aràn et la cité humaine de Stellaraë, à 500 mètres à l'est du sentier pour être précis. Il y avait un énorme rocher au pied de l’arbre mort. Caelan se trouvait devant l’arbre imposant aux branches asséchées par de multiples saisons de sécheresse. Quand il était venu ici la première fois, en exil, fuyant les horreurs de l’agogée après la révolte des siens sur leurs mentors, Caelan s’est retrouvé ici pour y cacher son épée afin de mettre de la distance avec son ancienne vie, de prendre un temps, en paria reclu dans la ferme des Granell dans les plaines d’Aràn. Aujourd’hui, le temps n'était plus à la philosophie et à la digestion psychique des épreuves passées. Le temps était à l’action, à aller au-devant de son destin. Et pour ce faire, il risquait d’attirer les foudres de bien des gens : ex-mentors, ennemis en tout genre de l’agogée et même ses ex-frères d’armes pleins de haine. Il ferait face. Cela faisait un moment qu’il restait là, immobile devant l’arbre mort, parfaite allégorie de son passé. Même le rocher à son pied qui dissimulait son épée lui était familier. Il se remémorait chaque instant qui l’avait conduit ici-même.

Le soleil dans ce coin du désert était encore plus implacable que dans le reste de l’Harena. Grande épreuve aujourd’hui qu’ils avaient appelée l’ascension. Les jeunes étaient affamés, éprouvés dans leurs derniers retranchements, fatigués, frustrés et en proie à une vive colère. Les vétérans en charge de leurs instructions avaient mis les bouchées doubles ces derniers mois. Ils avaient instillé la fureur en eux, les abîmes du désespoir. Voilà où l’esprit des enfants se trouvait. Ils n'étaient pas prêts à tuer pour survivre, mais à tuer tout simplement. Les Honorés Vétérans relâchaient les enfants un par un dans le désert avec pour seule instruction de tuer. Ils avaient chacun leurs épées. Ils devaient se représenter auprès de leurs maîtres avec du sang : le leur et celui d’un autre. Quand vint le tour de Caelan, Mercer, le maître et instructeur en chef, confisqua la lame de Caelan.

“Pour toi, pas de lame. Ta seule arme sera ta rage,” dit-il froidement.

La colère lui zébra le regard, le fit trembler et accéléra son pouls. Toute l’éducation de Caelan avait été faite sous le joug de l’injustice la plus cruelle qui soit, essentiellement de la main de cet homme. L’idée de se jeter sur Mercer était grande et à cette époque, son stoïcisme n'était pas à son meilleur niveau. Le mentor à la droite de Mercer encocha une flèche qu’il tendit en visant le visage de Caelan dans un frottement de cuir tendu.

“Cour,” dit-il.

Caelan mit cette rage dans sa course. Il se retrouva vite au milieu de rien, le cuir de ses sandales sur le sol aride et craquelé des Terres Désolées. Il était en pagne uniquement et avec ses sandales. Il sentit les effets de la déshydratation s’emparer de lui, ses nerfs lâchaient et les mirages dupaient son esprit. Il céda à la folie, cherchant âme qui vive à tuer, animé des émotions furieuses instillées par les extrémistes de l’agogée. Il déambula dans ce désert, ivre de rage, en proie à une folie passagère, poussé par le stress de mourir ici. Il trouva une étrange créature faite d’ombre et sans visage. Peu importe, elle serait l’instrument de sa survie lorsqu’il reviendrait, couvert de son sang et il pourrait enfin étancher sa soif. Elle était armée d’une massue et présentait déjà des signes d'hostilité à l’égard du jeune spartiate. Animé d’une fureur bestiale chez les deux combattants, le duel se livra impitoyablement.

Caelan, conscient dans sa folie d’être désarmé, cherchait à bloquer la main armée de la créature sans visage. Il parvint à se faufiler lorsque la créature arma un grand coup et la chargea de tout son poids. Ils vacillèrent et chutèrent à plat dos sur le sol craquelé. La créature avait perdu son arme qui était tombée un peu plus loin. Ils étaient réduits maintenant à lutter à mains nues. Le pugilat allongé dans la terre morte dura de longues minutes avant que Caelan, à califourchon sur son assaillant, empoigna une lourde pierre en forme de triangle pour fracasser le crâne de son adversaire. Le premier coup assomma son ennemi, le rendant passif et sans plus aucune combativité. Le deuxième coup éclaboussa de sang sur la pierre et sur Caelan. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que Caelan ait l’impression de taper dans une flaque de boue. L’effort donné lui fit tourner la tête et il s’évanouit. Il tomba la tête première à côté de son ennemi vaincu, dont le crâne était réduit en bouillie.

Émergeant d’un sommeil sans rêve qui dura une heure, d'après le soleil, il fut pris d’un violent mal de tête dû aussi à la déshydratation, mais il sentit ses hallucinations se dissiper. Lorsqu’il tourna la tête vers la créature ombrageuse, elle n’était pas du tout faite d’ombre. Elle était parfaitement humaine et c’était un de ses frères d’armes. Il reconnut le pagne similaire à celui qu’il portait. Il s’agissait de Kaliclès, pour qui il témoignait une grande affection.

Chaque épreuve de l’agogée était pire que la précédente. Chaque fois, Caelan se disait qu’il n’était pas possible de s’enfoncer davantage dans la souffrance, et chaque fois, c’était rendu possible par l’imagination sordide des instructeurs. Il récupéra la lame qu’il avait prise pour une massue en sa mémoire.

Il tituba jusqu’au camp où il fut précipité à l’infirmerie. Il s’endormit pendant deux jours. À son réveil, Mercer se tenait à son chevet.

“Tu t’es trouvé une autre épée finalement,” dit-il en regardant la lame de son frère qu’il avait tué à côté de son lit.

“Ce n’est pas la mienne,” répondit Caelan, déjà parfaitement réveillé du stress de la simple présence de Mercer.

“Maintenant, tu en as deux,” dit-il en posant l’épée de Caelan à côté de celle de Kaliclès avant de tourner les talons pour quitter sa tente.

Caelan porta son regard sur la lame de son défunt ami où il put l’observer plus en détail. Elle était comme toutes les épées de l’agogée, de la même manufacture du même forgeron, à ceci près qu’une inscription dans le manche était taillée dessus, qui disait :

“Le temps met tout en lumière.”

L'œil humide, Caelan ne put refouler l’ampleur de la peine qu’il ressentait pour son ami qu’il venait de précipiter dans les ténèbres armé de sa lourde pierre. Il éclata en sanglots, seul sur sa couchette dans sa tente, bien loin encore d’en avoir fini avec ses démons.

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Aujourd’hui, il s’était reconstruit. Plus fort. Plus stable qu’il ne l’avait jamais été. Animé des ambitions les plus pures qui soient. Il souleva la lourde pierre qui ressemblait à celle qu’il lui avait servi à tuer Kaliclès et y découvrit l’épée qu’il avait laissée il y a quelques années. Dans son fourreau, il empoigna de sa main droite le manche de celle-ci et la sortit de sa cachette. Une émotion nouvelle s’empara de lui. Une certaine jubilation. On l’avait sélectionné à la naissance pour le métier des armes et plus encore. Reprendre une lame avait quelque chose de quasi-orgasmique pour lui. Il sortit la lame de son fourreau et la brandit en direction du soleil et ne put s’empêcher de crier :

“Enfin ! Enfin, mon bras m’a été rendu en entier !”

Il prit après cela un temps pour admirer la lame. Ce précieux artefact cristallisant toutes les souffrances de Caelan. Aujourd’hui, l’ensemble de ses horribles épreuves avait l’effet d’une lame à son service. Tel cette épée qui lui servira sur sa route, l’agogée lui servira également. Les épreuves ont aiguisé son esprit et forgé sa foi. Aujourd’hui, son chemin est clair.

“Le temps met tout en lumière.”

Il avait déjà fait plusieurs voyages vers Stellaraë, mais en dissimulant son identité. Il donnait le nom de Kaliclès et non le sien, sauf avec sa rencontre avec Mademoiselle Charme où il avait donné son vrai nom. Maintenant, il serait constamment Caelan, cherchant les réponses à ses questions. Il attacha le fourreau à sa ceinture et se mit en route vers Stellaraë.

Parvenu devant les hautes murailles de la ville, Caelan redoubla en hâte en apercevant également la Tour Stellaroïse. C’est là qu’il se présenterait. Passer devant l’œil scrutateur des Gardes aux portes de la ville n’était qu’une formalité. S’engouffrer à travers les ruelles labyrinthiques de la ville l’était beaucoup moins.

Ayant déjà eu une interaction avec un voleur signé Mademoiselle Charme, Caelan demeurait vigilant quant à toute âme qui vive proche de lui. D’ailleurs, il sentit dans son dos une présence malfaisante qui le suivait. Il bifurqua sur sa gauche dans une ruelle sombre, espérant rejoindre la Tour Stellaroïse le plus vite possible, mais il y découvrit un cul-de-sac. Il sut instantanément sans même tourner les talons que la présence dans son dos lui fermait la route.

Il fit volte-face pour découvrir non pas une personne, mais trois personnes correspondant à l’archétype même du malandrin de quartier. Encapuchonnés, dague à la main et le visage menaçant. Ils avançaient en ligne, le plus grand et le plus balafré au milieu, certainement le chef, ouvrit le dialogue.

“Visez un peu l’épée qu’il a, celui-là ! Elle doit valoir beaucoup plus cher que le contenu de sa bourse de l’autre côté de sa ceinture !” ironisa le chef à l’adresse de ses sbires. Les sbires en question semblaient un peu moins courageux, car en retrait derrière leur chef et ils jetaient des regards inquiets sur l’épée de Kaliclès. Certainement, qu’ordinairement ils dépouillaient des victimes sans défense. Leur chef a dû se sentir pousser des ailes suite à plusieurs succès d’affilée. L’appât du gain.

“Allez mon gars ! Jette cette belle épée sur le sol et ta bourse avec !” enchaîna-t-il.

D’un geste lent, Caelan regarda son épée à sa taille avant de la dégrafer. Les malandrins se mirent à ricaner de leur bonne fortune. Caelan sortit lentement la lame de son fourreau avant de laisser tomber l’étui de cuir sur le sol.

“Il serait dommage d’abîmer une si belle lame sur les pavés de cette belle cité,” répondit Caelan, imperturbable.

Les deux acolytes du chef firent un léger mouvement de recul, voyant que leur cible n’était peut-être pas si inoffensive que cela. Le chef se regaillardit pour ne pas perdre la face.

“Puisque c’est comme ça. On va venir la chercher, t’en fais pas !” dit-il en engageant un premier pas dans la direction de Caelan, dague menaçante au poing.

Caelan les observa avancer, tous ses sens en éveil, l’adrénaline affluant dans ses veines, sa respiration profonde et calme. La détente active, similaire à celle du félin tapi dans les hautes herbes : prêt à bondir en un éclair.

Peut-être allait-il mourir en cet instant, dans cette ruelle abandonnée et sombre. Si tel était son destin. On ne dit pas non à son destin. Mourir ici et maintenant plutôt que dans 10 ans, quelle importance ? Caelan a toujours vécu de son mieux sur le chemin de la vertu.

Un cinquième individu s’était joint à l’embuscade dont avait été victime Caelan. Plus âgé que ce dernier, il répondait parfaitement à l’archétype du soldat de métier : massif, les traits carrés, et Caelan le pressentait légèrement rustre de physique et de caractère. Lorsqu’il prit la parole, Caelan sentit qu’il s’était peut-être un peu trompé sur son compte.

"Peut-être était-il un membre de la Garde Royale ?" se demanda le jeune guerrier pour lui-même.

"De quoi je me mêle, mon gars ? Continue ta route, ça ne te regarde pas !" demanda le chef en se retournant vers l’homme mystérieux.

Les malfrats n’avaient visiblement cure de la mise en garde du soldat aux motivations chevaleresques. Ces derniers devaient être particulièrement aux abois pour être aussi déterminés à détrousser Caelan, et même maintenant, le nouvel individu…

"Bon, tu sais quoi ? Je vais venir te faire goûter ma dague. Ça t’apprendra à te mêler de ce qui ne te regarde pas !" dit le chef en direction de Dilon.

Instinctivement, l'un des deux autres sbires fit quelques pas vers Caelan. Le dernier semblait attendre de voir ce qui allait se passer.

La lame de Caelan était déjà sortie de son fourreau, il n'eut qu’à se mettre dans une garde très martiale avec une gestuelle affinée d’une vie entière d’entraînement. La fameuse Posta di fenestra, une garde qu’affectionnait particulièrement Caelan.

La Posta di Fenestra:

Le sbire était maintenant à quelques centimètres de la portée de sa lame. Il commençait à décrire un cercle autour de lui, le fixant dans les yeux, prêt à bondir. Il remarqua un élément qui aurait dû interpeller le jeune spartiate plus tôt : ils étaient tous plus ou moins sous l’emprise de l’alcool. Un très léger déséquilibre s’observait au niveau de leurs pas, et maintenant que l’un d’eux s’était approché, l’odeur également ne trompait pas.

Cela expliquait leur acharnement par un excès de confiance en eux et un mépris total du danger. Qui de sain d’esprit, armé d’une dague, s’attaquerait à deux soldats armés d’une épée longue ?

Caelan exacerbait ses sens, prêt à parer et riposter. Il ne voulait pas porter le premier coup, préférant attendre que son adversaire se jette dans le combat en premier.