Une nouvelle journée venait de poindre à l'horizon. L'équidé était arrimé de son harnais d'attelage, de deux épaulettes d'armure et de sa lance. Le reste n'avait pu être équipé en raison de cet accoutrement habituellement réservé aux chevaux de trait. Comme souvent, elle aimait consacrer une journée de dur labeur aux besoins de ses semblables. Aujourd'hui, donc, elle assurait la livraison de troncs d'arbres de sureau fraîchement débités par les locaux.

C'était une épreuve pénible pour beaucoup que la centauresse appréciait tout particulièrement. De si bon matin, profiter pleinement de sa force, être capable de se surpasser et de s'infliger un exercice ardu... c'était un moment grisant dont Veronia se délectait dès que l'occasion s'y présentait. Naturellement, cela lui permettait surtout de s'entretenir au quotidien, mais également de voir venir le jour où sa vieille carcasse commencerait à défaillir. Elle n'avait point peur d'être rappelée par Magnésie, de voir arriver la fin de ses péripéties sur cette bonne terre qu'est Dùralas. Elle voulait simplement avoir conscience du jour où les signes annonciateurs de son déclin se matérialiseraient pour prendre ses dispositions envers les siens.

La semaine suivante, Veronia s'était décidée à en découdre avec un sureau noir. Elle avait veillé à en retirer toutes les petits baies noires qui feraient un excellent vin dans le pays nordique de Dùralas. Á défaut, ils pourraient servir à la confection de préparation médicinale, de sirop ou de confiture. C'était un arbuste aux multiples vertus. Celui-ci faisant bien trois mètres de hauteur, il devait avoir au moins trois ou quatre ans maintenant. Les oiseaux appréciaient ses fruits gorgées de sucre. Évidemment, seuls ses petits vantards pouvaient en profiter à l'état sauvage. Les hommes, eux, devaient les faire cuire au risque se faire intoxiquer et d'en subir les nausées habituelles. Volontairement, elle jeta quelques poignées de ces gourmandises pour la faune alentours qui, déjà, venait picorer à ses sabots.

Pour l'occasion, le sureau noir n'étant pas un arbre, elle avait apporté avec elle une petite scie et une machette. Sans trop de difficulté, elle commença à débiter les branches les plus fines, puis à mesure de son avancement, les branches les plus épaisses. Au sein de sa clairière natale, elle savait que cet arbuste était très prisé pour la fabrication des petits instruments de musique telles des flûtes. Désormais, l'arbuste n'était plus. S'armant de sa machette, elle s'échina à trancher ici et là pour séparer le bois du feuillage. Lui aussi avait son utilité. Certaines races appréciaient ce dernier pour le faire macérer et le brasser pendant quelques jours et ainsi obtenir un purin de sureau utile contre des insectes qu'ils qualifiaient de nuisibles. Ce n'est pas la centauresse qui se serait inquiéter de quelques insectes dans sa clairière, mais ma foi, parfois les autres races avaient d'étrange manière d'occuper leurs journées.

Le crépuscule était déjà bien installé tandis que la centauresse se lavait soigneusement les mains pleines de terre et d'humus. La fin de sa journée était marquée par de vives douleurs dans les membres inférieurs ; preuve indéniable qu'elle avait tractée péniblement la charrue ayant creusé les sillons des futurs arbustes nitrophiles. Ses mains, de nouveau propres, et bien qu'éreintées par les âges, portèrent à son visage une vague de fraîcheur. Le petit ruisseau qu'elle venait de trouver, et la caresse de l'eau sur son visage lui rappelèrent à quel point elle tenait à Silfaën. Une aubaine se dit-elle d'être née et d'avoir vécu dans cette région naturelle durant la plus grande partie de sa vie.

Aujourd'hui, Veronia pouvait rentrer chez elle en se confortant dans l'idée qu'elle avait contribué à garantir ce renouvellement éternel de la forêt ; le cycle de la vie végétale. La centaine de jeune sureau qui avaient été plantés ce jour n'était qu'une goutte d'eau dans l'océan, mais cette dernière avait le mérite de rendre à Mère Nature ce qu'elle lui offrait au quotidien. Par les temps qui court, penser aux générations futures n'était pas chose anodine.